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Еt si Jésus était bouddhiste ?

Avertissement : ce texte propose d’interpréter un certain nombre de paroles de Jésus selon le point de vue bouddhiste. Il s’appuie autant sur les Evangiles synoptiques (Matthieu surtout) que sur quelques-uns des Evangiles apocryphes, et ne prétend aucunement révéler le sens véritable que Jésus entendait donner à ses paroles. D’aucuns peut-être adhèreront à notre hypothèse selon laquelle Jésus aurait reçu un enseignement bouddhiste durant les années que taisent les Evangiles, les autres pourront y voir éventuellement une sagesse commune au bouddhisme et au christianisme. Quant aux autres, si ce texte peut leur apporter quelque bénéfice, cela sera bien suffisant.

  1. Les premiers événements de la vie publique de Jésus

La nature de l’enseignement du Bouddha et celle de Jésus se ressemblent tant, si l’on rapproche simplement le concept de Dieu de celui bouddhiste de tathagatagarbha, que c’en devient parfois troublant. Tathagatagarbha est l’essence éternelle de toute créature vivante, la cause de la Création, la vie elle-même et un principe universel. Ainsi, les caractéristiques principales qui définissent tathagatagarbha sont très proches de celles qui définissent Dieu, à l’exception de l’idée qu’il n’y aurait qu’un seul dieu régnant sur tout l’univers (à moins encore que l’on entende par là l’idée d’un dieu, certes, en chacun de nous, mais qui soit unique en cela qu’il est fondamentalement de la même nature chez tous les êtres, ce qui est bien le cas du tathagatagarbha). Lorsque Jésus déclare « Je suis le chemin, la vérité et la vie » (Jean, 14-6), il ne fait bien peut-être que dire qu’il est tathagatagarbha, qu’il a compris qu’il était cela et n’était point autre chose : le chemin d’abord parce que tathagatagarbha est en effet en lui-même ce qu’il faut atteindre ; la vie ensuite parce qu’il est la vie elle-même ; la vérité enfin parce que rien n’est vrai que lui. Ainsi va-t-il également quand il affirme « Mon Père et moi, nous sommes un » (Jean, 10-30). Nous comprenons alors aisément de quoi il peut être ici question : Jésus est conscient d’être son essence éternelle, comme nous en possédons nous-mêmes une, bien que sans encore le savoir. Cela est d’ailleurs confirmé quelques lignes plus loin, lorsque Jésus rappelle que l’Ecriture, au Psaume 82 plus précisément, enseigne que tous les hommes sont des dieux.

Par ailleurs, Dieu est le Père dans la terminologie christique. Or, il se trouve que le père est au cœur d’un certain nombre de paraboles de Jésus. Cela nous encourage également à considérer que Dieu pourrait fort bien n’être rien d’autre qu’une métaphore pour désigner tathagatagarbha, puisque tathagatagarbha est ce qui crée le corps et les pensées et que, en cela, il possède cette faculté de créer propre au père.

Pour peu donc que nous remplacions le mot « Dieu » par « tathagatagarbha » (ce qui, au regard de ce qui vient d’être dit, est loin d’être une substitution hasardeuse), et des vérités bouddhistes se dévoilent à travers les propos du Christ. Un certain nombre des paraboles de Jésus présente d’ailleurs quelques similitudes avec celles que pouvait employer le Bouddha lui-même. Dans la mesure où ces paraboles sont tirées de la culture du pays où elles ont été enseignées, on peut, certes, invoquer des similitudes culturelles entre l’Inde, où enseigna le Bouddha, et la Galilée et la Judée, où le fit Jésus. C’est tout à fait probable, mais reste insuffisant pour expliquer pourquoi ces paraboles semblent signifier la même chose.

Saisissons-nous donc du Second Testament, et ouvrons-le au baptême de Jésus par Jean, puisque c’est là le premier acte public que, selon les Evangiles, Jésus réalisa après les années de silence. Si nous acceptons cette idée selon laquelle Jésus aurait enseigné le bouddhisme aux hommes, ce n’est évidemment qu’à travers le prisme de la culture et de la religion chrétiennes. Il n’eût sans doute pas été écouté s’il avait parlé de bouddhisme dans les termes qu’employait le Bouddha Sakyamuni un demi-millénaire plus tôt, à un peuple conquis au monothéisme naissant et environné du culte des dieux établi par Rome. Pour être entendu, il lui fallait parler et agir dans la continuité de la pensée chrétienne naissante, tout en l’orientant différemment afin que les vérités bouddhistes pussent être entendues. Il en va ainsi souvent de toute nouvelle religion, qui reprend à son compte certains éléments présents dans la précédente, même si c’est, quelquefois, pour leur prêter un sens nouveau. Ainsi le bouddhisme partage-t-il avec l’hindouisme quelques idées, au nombre desquels figurent les dieux qui le peuplent, la réincarnation ou le concept de karma, et sans qu’il s’agisse pour autant d’un emprunt : le bouddhisme n’est en aucune manière un prolongement ou un accomplissement de l’hindouisme.

Revenons-en aux Evangiles. Jésus accepta d’être baptisé par Jean, et s’il n’existe point de baptême dans le bouddhisme avec toute la signification chrétienne de renaissance, un tel événement ne constitue nullement une contre-indication au message bouddhiste contenu dans les paroles du Christ. Qu’aurait pu d’ailleurs retirer Jésus du baptême, s’il était, selon la foi chrétienne, sans péché ?

Après qu’il fut baptisé, « il vit l’Esprit de Dieu descendre comme une colombe et venir sur lui » (Matthieu, 3-16). Si le terme « Dieu » désigne donc tathagatagarbha, plusieurs interprétations possibles se présentent : la première consiste à penser que Jésus, à cet instant, aurait reçu l’illumination, c’est-à-dire qu’il aurait compris ce qu’était ce tathagatagarbha. Une chose cependant ne laisse pas de nous faire hésiter : celui qui est illuminé réalise que son tathagatagarbha a toujours été présent en lui : il est exclu par conséquent qu’il puisse penser qu’il est descendu et venu sur lui, ce qui supposerait en effet qu’il n’était pas encore en lui avant l’illumination. Que dire alors, si nous maintenons notre interprétation ? Soit que cette phrase fut écrite par Matthieu à cause de la mauvaise compréhension qu’il avait de cet événement, soit qu’il ne s’agit pas de la descente du tathagatagarbha, mais plutôt de la compréhension qu’en reçut Jésus au moment de l’illumination : il sentit en lui venir subitement la compréhension de ce qu’était son tathagatagarbha.

La parole de Dieu qui vient ensuite : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé ; je mets en lui toute ma joie » (Matthieu, 3-17), va dans le sens de cette interprétation : l’illumination est une source de joie profonde, car elle est la première pierre de la libération. On peut admettre d’ailleurs que l’on retrouve cette joie de l’illumination dans l’Evangile selon Thomas, où Jésus aurait dit : « Que celui qui cherche ne cesse pas de chercher, jusqu’à ce qu’il trouve. Et, quand il aura trouvé, il sera troublé ; quand il sera troublé, il sera émerveillé ». Quiconque a été illuminé en a éprouvé une grande joie. Quant à l’appellation « mon fils », dans la mesure où notre tathagatagarbha est ce qui a créé notre corps et nos pensées, il nous est loisible d’y voir le « père », soit le créateur du corps et des pensées. Dire de Jésus qu’il est le Fils de Dieu, c’est donc s’adresser au corps et aux pensées de Jésus comme étant ce qui constitue son ipséité, son individualité propre.

Il est question également, de façon fort répandue dans les Evangiles, du « Fils de l’homme », et il semblerait que cette expression singulière désigne Jésus lui-même : « […] le Fils de l’homme passera trois jours et trois nuits dans la terre » (Matthieu, 12-40). Mais si l’on se fie à l’Evangile selon Marie (19,20) : « Car c’est à l’intérieur de vous qu’est le Fils de l’homme », l’on en vient à la considérer autrement, savoir qu’il s’agisse peut-être une fois encore de tathagatagarbha, qui serait en nous, non dans un sens purement physique bien sûr, puisque ce serait plutôt nous qui serions en lui, mais dans le sens où ce ne serait pas une chose extérieure à nous, à la manière dont les chrétiens conçoivent Dieu parfois. En ce sens, le séjour dans la terre du Fils de l’homme correspondrait finalement à la fois à l’humanité de Jésus, c’est-à-dire le fait qu’il possède un corps, un esprit, c’est-à-dire une conscience mentale, et des graines karmiques qui lui sont spécifiques, et sa divinité, soit finalement le fait qu’il est, à l’instar de tous les êtres vivants sensibles, son tathagatagarbha.

Une autre interprétation du baptême est cependant possible, celle que Jésus aurait agi simplement comme s’il venait de recevoir l’illumination, afin de pouvoir enseigner les hommes par son exemple. Le Bouddha employa ce procédé de sa naissance au jour où il se déclara ouvertement bouddha : tout porte à croire en effet qu’il était un bouddha bien avant sa naissance, et que les différentes étapes de sa vie, de sa découverte de la maladie, de la vieillesse et de la mort, aux différentes épreuves qu’il s’imposa une fois qu’il s’engagea sur la voie monastique, n’étaient qu’un moyen d’enseigner aux hommes les vérités contenues dans les sutras et le chemin de la libération.

Après que Jean l’eut baptisé, Jésus se rendit quarante jours dans le désert, au cours desquels il jeûna. Le désert, en ce qu’il empêche tout divertissement, et le jeûne en ce qu’il permet de purifier le corps et l’esprit, semblait une expérience idoine pour que Jésus pût préparer au mieux sa mission et remplir ensuite son ministère. Là, il fut tenté par Satan. Il n’existe pas, dans le bouddhisme, une telle créature, un être si mauvais qu’il serait le mal incarné et le chef des déchus. Deux interprétations de Satan peuvent être alors envisagées : la première consiste simplement à soutenir que Satan est une personnification du concept du mal, qu’il faut entendre, toujours selon le bouddhisme, soit comme l’ensemble des vices humains, peut-être aussi des illusions, c’est-à-dire, en somme, la négation de soi (puisque les caractéristiques du tathagatagarbha, par quoi on affirme être absolument, sont précisément les vertus, exprimées dans leur perfection), soit comme les trois poisons : l’avidité, la colère et l’ignorance de notre vraie nature, tathagatagarbha. Partant, nous pourrions supposer que le séjour de Jésus dans le désert avait pour objectif d’évaluer le pouvoir qu’il avait acquis sur les trois poisons. Cela peut se vérifier d’ailleurs dans les trois tentations qui sont soumises à Jésus. Satan, en Marc, 4-3/12, tente de corrompre Jésus en lui demandant de changer la pierre en pain afin qu’il puisse revenir à des considérations matérielles et, ainsi, oublie sa nature spirituelle, c’est-à-dire sombre de nouveau dans l’ignorance de son tathagatagarbha, de « Dieu ». Ce à quoi justement Jésus répond que « l’homme ne vivra pas seulement de pain » (Marc, 4-4), autrement dit, que l’homme n’est point constitué seulement d’un corps de chair, mais qu’il est aussi, et bien plus profondément, une essence éternelle. La dualité entre le corps et la vie spirituelle n’est pas un principe initié par le christianisme ; on le retrouve dans le bouddhisme et, antérieurement, dans l’hindouisme. Celui qui ne s’occupe qu’aux choses du corps et ne s’attache qu’à cela pourrait accumuler des karmas très négatifs, non parce qu’il lui faudrait s’en désintéresser, mais parce qu’il est aussi un être spirituel et que son existence, tout entière donnée aux plaisirs des sens, risquerait d’être d’une grande pauvreté morale et le pousserait à agir par égoïsme et par individualisme, ne considérant en effet que ses propres biens. Au fond, tout sens moral ne porte-t-il pas en lui l’intuition qu’il existe quelque chose de plus grand que le corps ? C’est ainsi que le chapitre 24 de l’Evangile de Barnabé formule cette idée : « Malheur à ceux qui sont les serviteurs de leur chair, parce qu’ils sont assurés de n’avoir aucun bien dans l’autre vie, mais seulement des tourments pour leurs péchés! » Les esclaves de la chair, du corps ne bénéficieront d’aucune conséquence karmique assez positive pour accéder à un état d’esprit supérieur, voire à l’illumination.

Selon un autre point de vue, nous pourrions lire la réponse que donne Jésus à Satan comme la condamnation aux chemins inférieurs de réincarnation (fantômes, animaux, enfers) de ceux qui ne se préoccuperaient que des affaires du corps : les « biens », c’est-à-dire les conséquences karmiques positives, ne sont réservées donc qu’à ceux qui poursuivent la quête spirituelle, et quant à ceux qui ne cherchent point autre chose que les plaisirs des sens et les plaisirs matériels, ils ne récolteront guère que « les tourments », soit de lourdes et pénibles conséquences karmiques.

La seconde tentation porte cette fois sur un autre des trois poisons, l’avidité : « Je te donnerai toute cette puissance et la richesse de ces royaumes » (Marc, 4-6). Il s’agit donc là d’avidité, c’est-à-dire du désir d’obtenir un pouvoir temporel et matériel. Jésus répond en affirmant que Dieu seul doit être servi, autrement dit, qu’il faut pratiquer les paramitas, qui sont les six vertus fondamentales du bouddhisme mahayana (générosité, attention, concentration, patience, persévérance, sagesse) car elles forment aussi six des fonctionnalités du tathagatagarbha.

La troisième tentation de Satan porte également sur l’ignorance de soi, attendu que, lorsque Satan exhorte Jésus à se jeter dans le vide, sous prétexte que les anges le porteront, il lui répond : « Ne mets pas à l’épreuve le Seigneur ton Dieu » (Marc, 4-12), ce qui revient à dire qu’il ne faut point douter de Dieu, du tathagatagarbha, car en douter, ce serait perdre l’illumination, ce serait revenir à une conscience matérialiste de la nature humaine. Nous voyons donc que les trois tentations de Jésus sont des tentations visant à briser son illumination précédemment acquise, ou la conscience au moins qu’il a d’être plus que de la chair, que quelque chose existe en lui d’éternel. Un tel enjeu est naturellement essentiel pour Satan, car si Jésus avait renié sa nature essentielle et éternelle, il eût cessé d’être un guide pour les hommes et, rejetant « Dieu, il eût été un homme ordinaire, ignorant de son essence, donc incapable de dissiper les illusions du monde. Ajoutons que, à aucun moment, Jésus ne répondit avec colère à Satan, mais qu’il le fit au contraire avec toujours une grande tranquillité, de quoi nous pouvons déduire qu’il était capable de dominer le troisième poison : la colère.

L’autre interprétation possible au sujet de l’intervention de Satan dans le désert reviendrait à dire que des fantômes auraient assailli Jésus. Le bouddhisme considère que les fantômes sont des êtres qui, trop attachés à quelque chose ou à quelqu’un appartenant à leur vie terrestre passée, ont refusé de s’incarner et ont été condamnés à demeurer dans cet état de fantôme, qui est l’un des cinq chemins de la réincarnation. Or, pour peu que Jésus se fût fait de féroces ennemis dans le passé, ou que simplement certains fantômes se fussent faits les adversaires de son ambition spirituelle, et ces êtres malveillants auraient pu vouloir le tourmenter et le détourner de sa voie. On pourrait envisager aussi que Satan était un asura, un esprit démoniaque, esprit de la colère dans le bouddhisme. Quant à l’interprétation des trois tentations, elle demeure inchangée quant à elle.

  1. Les premiers enseignements

Le fait d’avoir vaincu ces tentations devait naturellement renforcer les premiers effets de son illumination (qui n’est pas une chose définitivement acquise, et qui peut être parfois oubliée), d’où le fait alors qu’il est écrit que « Jésus retourna en Galilée, plein de la puissance du Saint-Esprit » (Luc, 4-14). Le Saint-Esprit n’y est autre chose que le tathagatagarbha. Etant arrivé dans le village de sa naissance, il lut un passage du livre d’Ésaïe, selon quoi il serait venu apporter la Bonne Nouvelle aux pauvres, la délivrance aux prisonniers, la vue aux aveugles et la libération des opprimés (Luc, 4-18), puis annonça que ce passage des Ecritures venait aujourd’hui de se réaliser : « Ce passage de l’Ecriture s’est réalisé aujourd’hui, au moment même où vous l’avez entendu lire » (Luc, 4-21). Passage étonnant en effet, puisque Jésus, à ce moment-là, n’avait encore rien dit ni fait de ce qui est contenu dans le passage d’Ésaïe. Il faut supposer peut-être qu’il s’annonçait aux Nazaréens comme celui qui allait délivrer les hommes. De quoi ? Qu’est-ce que la Bonne Nouvelle ? C’est tout ce que nous verrons par la suite, toutes les vérités qu’énoncera Jésus. De quoi les délivrera-t-il ? Des trois poisons, là encore ; de l’ignorance de la vraie nature de l’homme et de l’injustice plus généralement. Jésus était un maître spirituel, non un chef de guerre, comme il dut le préciser à un certain nombre de ses contemporains qui voyaient en lui celui qui les libèrerait du joug romain.

Peu après, il eut l’occasion de réaliser publiquement son premier miracle, en libérant un homme possédé par un esprit mauvais (Marc, 1-21/28). La possession est un phénomène qui s’explique, selon le bouddhisme, par le fait qu’un fantôme ayant avec la personne possédée de fortes affinités, parvient à entrer en elle, pour peu qu’elle lui ait, d’une manière ou d’une autre, donné son accord. Or, si Jésus parvient à faire en sorte que ce fantôme accepte de se retirer du corps du possédé, il faut qu’il ait un certain pouvoir sur les fantômes, ou au moins sur celui-là. D’où peut-il alors tenir ce pouvoir ? Il est d’abord tout à fait possible que Jésus ait pu voir les fantômes, attendu que c’est là l’une des premières capacités psychiques que nous sommes en mesure d’acquérir lorsque nous avons atteint un degré de concentration relativement élevé. Etant par ailleurs un être illuminé, il nous est loisible de penser que, tenant donc son autorité de son niveau d’évolution spirituel, il ait su négocier avec le fantôme qu’il regardait face-à-face afin que celui-ci acceptât de se retirer du corps du malheureux. Si, en effet, la parole de Jésus telle qu’elle apparaît dans la Bible semble être l’expression d’un ordre et non d’une négociation (« Tais-toi, et sors de ce corps »), et que notre lecture de cet épisode soit exacte, alors il y a fort à parier que la traduction donnée dans l’Evangile de Marc (ou les mots que choisit l’évangéliste) soit erronée et n’ait eu d’autre but que de glorifier davantage Jésus et d’en faire effectivement l’image du Dieu unique ayant autorité sur les créatures invisibles.

Nous ne nous étendrons pas, au reste, sur les miracles de Jésus, d’abord parce qu’ils sont tous liés à l’acquisition d’une puissante concentration, ensuite parce que nous serions bien en peine d’en dire davantage sur ce sujet, enfin parce que la question des pouvoirs surnaturels n’a que peu d’intérêt dans la quête spirituelle et que Jésus n’en usa guère publiquement à cause de l’intérêt qu’ils représenteraient pour eux-mêmes, mais pour que les gens pussent croire en lui – nous savons combien les hommes se laissent aisément impressionner par ces pouvoirs, et qu’ils les préfèrent bien souvent aux paroles de sagesse.

Passons donc les diverses guérisons qui suivirent. Lorsque Jésus eut réuni autour de lui quelques-uns de ceux qui devinrent ses disciples, il monta sur une colline et prononça les paroles qu’on appellera les Béatitudes (Matthieu, 5-3/12). Ces paroles sont particulièrement éclairantes si on les analyse sous l’angle bouddhiste. Ainsi donc, si nous devions les expliquer, nous pourrions dire ceci :

Le royaume des cieux est aux pauvres en esprit, est-il écrit d’abord. Mais qu’est-ce que le Royaume des cieux, ou le Royaume de Dieu ? Le bouddhisme parle quant à lui de Terre pure. La proximité lexicale entre « Royaume de Dieu » et « Terre pure » peut étonner. Dans le bouddhisme, la Terre pure est, au sens le plus commun, un vaste univers sanctifié parce qu’il est habité par tathagatagarbha, mais dont les êtres illuminés seuls se peuvent rendre compte (la parole de Jésus en Thomas, 113, peut alors nous éclairer à ce point : « […] le Royaume du Père est répandu sur la terre, et les hommes ne le voient pas »). Dans un sens plus profond, la Terre pure notre propre essence, tathagatagarbha. Il s’agit donc de quelque chose qui est en nous, autant qu’il peut être quelque chose au dehors de nous, ainsi par exemple que le rappelle l’Evangile selon Thomas, affirmant que « le Royaume de Dieu est en vous, et il est à l’extérieur de vous » (Thomas, 3). Dans ce dernier sens, trouver le Royaume de Dieu signifierait donc, au minimum, « comprendre ce qu’est le tathagatagarbha en nous », autrement dit, être illuminé. Pourquoi alors les pauvres en esprit seraient-ils illuminés ? Les pauvres en esprit ne seraient pas, si l’on s’engage dans cette interprétation, les simples d’esprit ou les humbles : l’idiotie n’est évidemment pas la voie de l’illumination, et l’humilité seule ne suffit pas à l’atteindre. L’une des caractéristiques qui définit tathagatagarbha est le fait qu’il n’est pas doué de pensée. Contrairement à notre mental, notre essence ne possède pas de pensée, pas en tout cas dans le sens où nous entendons ordinairement ce terme. Les pauvres en esprit seraient donc ceux qui, ayant eu connaissance de cette essence éternelle en eux, auraient compris qu’elle est dépourvue de pensée, qu’ils sont donc eux-mêmes, en tant que leur essence, dépourvus de pensée, ainsi, pauvres en esprit.

Une autre interprétation encore des pauvres en esprit renverrait au fait que tathagatagarbha étant la cause de toute chose, on ne peut ni le perdre, ni l’obtenir, en sorte donc que nous sommes pauvres et que nous en prenons conscience une fois seulement que nous réalisons que notre tathagatagarbha ne peut être obtenu, qu’il n’est pas quelque chose dont nous puissions nous enrichir. Quand à notre corps et nos pensées, dans la mesure où nous ne les sommes pas, ils ne nous appartiennent pas. Il faut alors en conséquence, si l’on s’en tient à cette dernière interprétation, que les pauvres en esprit soient ceux qui ont compris qu’ils ne possèdent rien de ce qu’ils sont et que, ayant saisi cela, ils ont eu accès au Royaume des cieux. Une telle lecture de la première des béatitudes permet aussi d’éclairer cette parole : « Lorsque vous vous connaîtrez, alors on vous connaîtra ; et vous saurez que c’est vous les fils du Père vivant. Si au contraire vous ne vous connaissez pas, alors vous êtes dans la pauvreté, et c’est vous la pauvreté » (Thomas, 3).

Pourquoi, ensuite, les tristes seront-ils consolés par Dieu ? Parle-t-on d’abord de tous les tristes ? Il est permis d’en douter, car en ce cas, nous serions tous consolés par Dieu, ayant tous déjà connu la tristesse. Pour être consolés par Dieu, c’est-à-dire pour trouver la joie qu’apporte l’illumination, il faut que cette tristesse soit celle des êtres qui cherchent la vérité de leur être et l’essence du monde, c’est-à-dire tathagatagarbha, car à force de la chercher avec sincérité, ils la trouveront. N’est-il pas dit plus dans les Evangiles que l’on ouvrira à celui qui frappera ? Il peut s’agir encore de tous ceux qui éprouvent de la tristesse pour l’injustice, de la compassion, en somme, pour les êtres qui souffrent, car la compassion figure au nombre des grandes vertus du bouddhisme.

Les doux également recevront la terre que Dieu a promise. Il n’est plus question ici de ressemblance, ou presque, avec la Terre pure du bouddhisme : la métaphore est la même. Les doux prendront conscience de leur essence, de la terre pure en eux, et que l’univers même où ils vivent est une terre pure. Qui sont alors ces doux ? Ce seront sans doute ceux qui pratiquent les paramitas, car la colère ne les atteindra pas, que leur générosité, leur sagesse, leur patience les rendront doux vis-à-vis des autres et d’eux-mêmes. La douceur n’est pas ici à proprement parler une vertu, mais l’une des conséquences de la pratique assidue des paramitas, voie de l’illumination.

La béatitude suivante s’analysera de la même manière : ceux qui vivent à la manière dont Dieu le demande, c’est-à-dire selon les paramitas, seront heureux car ils découvriront leur essence et seront libérés par là d’un nombre considérable d’illusions et de souffrances.

Ceux ensuite qui ont pitié des autres, Dieu aura pitié d’eux. La pitié est le sentiment primitif qui conduit à la générosité, laquelle porte en elle toutes les autres paramitas également (tout comme, au reste, chaque paramita contient les cinq autres). Qu’est-ce alors que la pitié de Dieu ? Rien d’autre peut-être que la conséquence naturelle de la pratique des paramitas. L’une en effet des propriétés de tathagatagarbha est de distribuer indéfiniment des « graines karmiques » qui, en croissant, deviennent les manifestations des conséquences karmiques de nos actes passés. Si fais un acte généreux envers autrui, mon tathagatagarbha finira tôt ou tard par m’envoyer les heureuses conséquences karmiques de mon action, parce que toute action est promise à des conséquences. Ainsi donc, celui qui, mû par la pitié envers autrui, fait montre à son endroit d’une juste générosité, en sera récompensé par sa propre essence.

Les purs dans leur cœur verront Dieu, soutient ensuite Jésus. Voir Dieu, si donc l’on continue d’en faire ici une métaphore de tathagatagarbha, c’est comprendre son tathagatagarbha, ou, mieux encore, ce que le bouddhisme appelle « voir la nature de bouddha », qui consiste, pour faire simple, dans le fait de voir le tathagatagarbha plus en détail. Les purs sont alors les vertueux, ceux qui pratiquent les paramitas et ne sont pas contaminés par les vices. Ils sont purs de tout ce qui, dans la pensée de l’homme, les attache encore à l’égoïsme et l’ignorance fondamentale de leur essence.

Ceux qui créent la paix autour d’eux seront les fils de Dieu. Nous en ferons la même lecture que précédemment : la générosité et la sagesse (la générosité consistant dans des dons matériels, dans la disparition de la peur et dans l’enseignement de la vérité) sont causes de la paix dans le monde, mais aussi en soi-même, et causes donc de l’illumination, d’où alors que ceux qui les pratiquent seront appelés fils de Dieu.

Ceux qui agissent comme Dieu y invite et sont persécutés au nom du Christ (entendons : au nom de la vérité essentielle en chaque homme) obtiendront le Royaume des cieux, est-il dit enfin. Nous ne nous en étonnerons pas au regard de ce que nous avons dit plus haut : ceux qui agissent selon les paramitas seront naturellement persécutés car, dans un monde qui fait de l’égoïsme, de l’individualisme, de l’orgueil des valeurs supérieures et encouragées, les vertueux passent souvent pour des perdants, des rêveurs, des simples d’esprit ou des fous. Ici, c’est peut-être la paramita de la persévérance qui au centre : celui qui persévère dans la justice, c’est-à-dire dans la pratique de la vertu, en dépit des persécutions dont il fait l’objet, parviendra plus vite à l’illumination. C’est qu’en effet les bénéfices karmiques que nous obtenons en pratiquant la vertu sont plus grands lorsque notre vertu voit s’opposer à elle les forces du vice, attendu qu’il faut, pour ne point céder au vice à son tour, une plus grande vertu : ne faut-il pas en effet, par exemple, une plus grande patience avec ceux qui nous humilient, avec ceux qui nous violentent ou qui nous calomnient, qu’avec ceux qui se montrent généralement bienveillants envers nous ? Et notre générosité n’est-elle pas plus grande, car plus difficile, lorsque nous donnons à nos ennemis, que lorsque nous donnons à nos amis ?[1] Au reste, que nous apporterait de haïr nos ennemis, sinon de devenir semblables à eux ? Car, comme Jésus l’indique également, sur ce sujet, au chapitre 18 de l’Evangile de Barnabé, « ce n’est pas par le feu qu’on éteint le feu, mais par l’eau. » Haïr son ennemi, c’est renforcer le karma négatif qu’il a accumulé à notre endroit, et c’est former le nôtre propre.

Si nous restons encore un peu sur l’évangile selon Matthieu, nous y relevons un certain nombre d’enseignements que donna Jésus, après avoir énoncé les Béatitudes. Nous ne les verrons pas tous, mais abordons-en quelques-uns. Lorsque Jésus explique que, « aussi longtemps que le ciel et la terre dureront, ni la plus petite lettre ni le plus petit détail de la loi ne seront supprimés, et cela jusqu’à la fin de toutes choses » (Matthieu, 5-17/18), l’énoncé est clair : les vérités qu’il enseigne aux hommes sont éternelles, ce qui est juste effectivement, puisqu’une vérité provisoire n’est pas une vérité, mais seulement un phénomène ou un événement. Celui donc qui ne respecte pas les paramitas et qui enseigne une toute autre voie, n’accèdera pas au Royaume de Dieu, c’est-à-dire que, non seulement il ne sera pas illuminé, mais il ira en enfer. C’est bien là ce que disent les sutras, que quiconque égare les hommes en leur enseignant des choses contraires à la vérité, sera abîmé en enfer. Qu’est-ce que l’enfer ? Dans le bouddhisme il s’agit de l’un des cinq chemins de la réincarnation. L’enfer est avant tout un espace conçu par les êtres eux-mêmes qui l’occupent et qui est le reflet, le miroir agrandi de leur propre fonctionnement interne ; il est une projection gigantesque de leur enfer intérieur, si l’on veut. L’enfer de ceux qui illusionnent les hommes sera donc un enfer bâti avec les briques de l’illusion, avec toutes les conséquences désastreuses que cela implique. Ceux qui n’obéissent pas à Dieu, à ce qui est vrai, c’est-à-dire ceux qui pratiquent les vices contraires aux paramitas (l’égoïsme, l’impatience, le manque de persévérance, l’inattention, l’injustice, la « folie » – par opposition à la sagesse) ou affirment et enseignent que tathagatagarbha n’existe pas ou qu’il n’est pas ce qu’il est, ceux-là se rendront, à leur mort, directement en enfer.

Jésus enseigne ensuite sur la colère (Matthieu, 5-21/26), c’est-à-dire l’un des trois poisons du bouddhisme, obstacle important à la vérité et à la justice puisqu’elle aveugle le jugement et motive des actions souvent immorales. Ainsi : « Tout homme qui se met en colère contre son frère sera amené devant le juge ; celui qui dit à son frère : « Imbécile ! » sera amené devant le Conseil supérieur ; celui qui dit : « Fou ! » mérite d’aller dans le feu de l’enfer ». Ces mots sont durs pour seulement de la colère. Cette colère cependant, ne semble pas être celle ordinaire qui montre une exaspération personnelle mais n’attaque pas autrui au plus profond de son identité. C’est la colère proche de la haine, celle, disions-nous, qui nous fait tant perdre notre lucidité que nous en venons à voir dans l’autre un être dépourvu de raison, d’intelligence, et méprisable à cause de cela. La colère est donc ici presque la haine de l’autre, et l’enfer en est l’issue, à moins, souligne Jésus un peu plus bas, qu’on n’ait « payé [sa] dette jusqu’au dernier centime », c’est-à-dire qu’on n’ait corrigé notre faute afin d’éviter ainsi les retours karmiques négatifs liés à notre colère. Qu’est-ce que le « juge » ou le « Conseil supérieur » ici ? Dans le bouddhisme, il n’existe pas de juge au sens d’une personne, d’un être qui déciderait de ce qui est juste et de ce qui est injuste, et qui fixerait des sanctions et des récompenses. Il existe en revanche le principe du karma, qui n’est autre que la loi de causalité : toute action entraine des conséquences à l’infini, et l’enfer en est la plus lourde. Le karma est la justice universelle, en cela que rien de ce que nous faisons ne reste jamais sans effets. Ainsi donc celui qui se met si violemment en colère contre son frère qu’il voit en lui un objet de mépris, s’il ne cherche pas à s’en amender, risque fort de devoir subir à son tour la colère de son frère, peut-être même sa haine, jusqu’à ce que l’un des frères ennemis en vienne à surmonter son sentiment et à pardonner sincèrement. Le pardon guérit et transforme les conséquences karmiques négatives en des conséquences karmiques positives – ce qui ne signifie pas, bien entendu, que les conséquences négatives ne se manifestent pas. Mais, s’il n’y a pas de pardon, jamais la guerre fratricide ne prendra fin. Ainsi d’ailleurs va-t-il, en vertu de la loi du karma, de tous les conflits du monde, qui ne naissent jamais que d’un conflit antérieur.

Un tel cercle vicieux est motivé par le désir de vengeance, dont Jésus parle un peu plus loin (Matthieu, 5-38/42), vengeance qu’il désapprouve, au contraire de la loi mosaïque. La loi du talion est effectivement garante de la haine perpétuelle, ainsi, des conséquences karmiques négatives infinies. Aimer ses ennemis (Matthieu, 5-44) est à ce titre doublement salutaire : cela permet de mettre un terme au cycle infernal de la haine, et d’accroître nos propres bienfaits karmiques. C’est qu’en effet, selon le bouddhisme, nos conséquences karmiques sont bien plus grandes pour nous lorsque nous aimons nos ennemis que lorsque nous aimons nos amis. Quel effort en effet fournissons-nous en aimant nos amis, puisqu’ils sont nos amis (Jésus lui-même souligne un peu plus bas le caractère absolument anodin d’une telle chose) ? De fait, nos amis flattent notre égoïsme, ce qui, à ce titre, ne nous encourage pas à nous dépasser. Mais celui qui aime son ennemi et va jusqu’à prier pour lui, c’est-à-dire pour le purifier de ses vices, transcende son amour-propre et en cela, non seulement produit d’excellentes graines karmiques, mais encore se rapproche de l’illumination puisque, précisément, il apprend à dominer son égoïsme, qui est un lourd ennemi de la connaissance de soi. Alors, « si quelqu’un te gifle sur la joue droite, laisse-le aussi te gifler sur la joue gauche », et « si quelqu’un veut te faire un procès et te prendre ta chemise, laisse-le prendre aussi ton manteau ». Celui qui domine son amour-propre peut bien tendre l’autre joue ou son manteau à son voisin, il en obtiendra plus encore d’heureuses conséquences karmiques.

En Matthieu, 5,27/30, Jésus parle également de l’adultère, qui naît avec le désir de la personne déjà engagée. L’adultère, pour celui qui le provoque, fait partie, dans le bouddhisme, des dix fautes graves, c’est-à-dire des fautes dont les conséquences karmiques sont l’enfer. Or, le désir étant ce qui pousse à l’action, l’adultère est effectivement, dans une certaine mesure, déjà commis dès lors qu’il est désiré, au même titre d’ailleurs que n’importe quel autre désir. Précisons néanmoins que le seul désir de l’adultère, si la chose ne va pas plus loin, génère évidemment des conséquences karmiques bien plus faibles que celles que devra subir celui qui l’accomplit pleinement. La faute est déjà là, dans le désir, mais ses conséquences sont faibles si le désir n’a pas été exprimé, si, n’ayant pas franchi nos lèvres, il n’est encore qu’un sentiment.

Au chapitre 6 de Matthieu, Jésus rappelle que les conséquences karmiques de celui qui agit vertueusement (il cite par exemple la charité en 6-2, et le jeûne en 6-16) dans le but d’être admiré ou respecté par ses pairs, seront bien moindres que s’il réalise ces actions pour elles-mêmes, pour les avantages qu’elles contiennent en elles-mêmes. C’est là une recommandation que l’on retrouve à l’identique dans le bouddhisme. De fait, les seules conséquences positives de celui qui agit vertueusement dans le but d’être respecté ou admiré seront, précisément, qu’il sera admiré ou respecté. Mais celui dont la charité est mue par la volonté sincère d’aider et non d’être glorifié, celui-là, non seulement formera avec celui qu’il a aidé des affinités karmiques fortes, mais il aura appris également à dépasser son amour-propre et à agir avec humilité, ce qui lui confèrera des conséquences karmiques bien supérieures car la nature de ce qu’il aura obtenu correspondra davantage à la nature même de son tathagatagarbha. Ainsi va-t-il également de celui qui jeûne sans chercher à ce qu’on le remarque, et de toute autre action vertueuse.

Et puis il y a, en Matthieu 6-5/13, le Notre Père, sur lequel il convient de nous arrêter un moment. Cette prière exprime essentiellement la volonté que Dieu soit reconnu et que les hommes ne s’égarent plus dans le mal. Selon la lecture bouddhiste que nous en pouvons faire, la prière consiste dans le fait de demander à recevoir la connaissance de notre essence, de notre tathagatagarbha, ou à en pouvoir au moins accepter l’existence (« Que ton nom soit sanctifié » ou, dans une autre version, « Que la sainteté de ton nom soit reconnue »), et, surtout, à être en mesure d’agir de telle sorte que nous puissions effectivement accéder à cette connaissance, puisque la connaissance de notre essence ne se peut obtenir sans vertu. Lorsqu’il est dit : « que ton Règne vienne ; que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel », nous pouvons comprendre cette idée de deux manières. Selon l’interprétation la plus superficielle, il s’agirait pour les hommes de prier pour trouver en eux la force de comprendre ce qu’est l’action juste, et de l’appliquer dans la vie de tous les jours, sachant que ce qui est juste correspond, en fait, à la nature même du tathagatagarbha. Les paramitas en effet étant des caractéristiques du tathagatagarbha, les pratiquer de mieux en mieux revient à se rapprocher de plus en plus de la connaissance du tathagatagarbha, c’est-à-dire donc de l’illumination. Une interprétation plus profonde nous amène à affirmer qu’il s’agit de simplement comprendre que la « volonté » du tathagatagarbha est déjà en train de s’accomplir, et qu’il en a toujours été ainsi. De fait, l’activité permanente de tathagatagarbha consiste à manifester les conséquences karmiques de nos actions, soit, en d’autres termes, à créer les conditions matérielles et psychologiques nécessaires pour que ces conséquences puissent être éprouvées, et à créer les conséquences elles-mêmes. L’univers tout entier n’est que la somme formidable des conséquences karmiques des actions qu’une infinité d’êtres a faites lorsque l’univers précédent existait. Selon donc cette interprétation, demander que le règne de Dieu arrive, c’est demander à le reconnaître en tant qu’il est déjà là, c’est demander à comprendre le principe même qui préside à l’existence du réel.

Pour ce qui est du pardon (« Pardonne-nous nos péchés comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés »), il s’agit là d’une comparaison entre deux types de relations (relation d’un être humain à un autre être humain, relation de l’être humain à Dieu), bien que le fonctionnement soit le même : si je pardonne à mon ennemi, je transcende mon égoïsme, comme nous l’avons dit plus haut déjà, et je mets un terme au conflit, évitant par là des conséquences karmiques négatives pour moi. De même, si je m’efforce de corriger mes péchés, c’est-à-dire les actions que j’ai pu commettre dont les conséquences doivent être négatives, je mets un terme à l’écoulement desdites conséquences. Le pardon divin de nos péchés ne signifie pas que Dieu oublierait nos péchés (pourquoi, sinon, Jésus rappelait-il plus tôt que l’enfer menace quiconque cède à la colère ou à l’adultère ?), mais il est une manière de dire que les conséquences karmiques négatives de nos fautes sont transformées en de plus positives. Les conséquences négatives se manifesteront d’une manière ou d’une autre, mais elles pourront ensuite être transformées, selon les choix de celui qui, par ses choix, les a générées.

Une chose pourtant, à ce stade, résiste encore à notre analyse : tathagatagarbha n’a pas de volonté, au sens en tout cas de la faculté de se déterminer soi-même à agir ; s’il est conscient, il ne l’est pas de lui-même, et il ne désire rien. Toutefois, d’après notre hypothèse initiale, Dieu serait une personnification de tathagatagarbha, autrement dit, Jésus lui aurait prêté les caractéristiques d’une personne en vue de faire comprendre plus aisément aux hommes de quoi il s’agit, comme il utilisa des paraboles dans le même but. A quoi correspond alors la volonté de Dieu, si la volonté n’est guère plus ici qu’un effet nécessaire de la personnification ? Si la volonté de Dieu consiste dans le fait que les hommes agissent avec sagesse, c’est-à-dire surtout avec une charité désintéressée, et qu’elle puisse aussi punir, récompenser et pardonner les actions humaines, cela correspond alors, d’une part, au tathagatagarbha quant à la sagesse, et aux conséquences karmiques quant à la punition, la récompense et le pardon.[2] Or, les conséquences karmiques sont toujours générées par tathagatagarbha, et si ce dernier ne désire pas que nous soyons sages ou que nous soyons fous, il y a en nous néanmoins quelque chose qui nous pousse vers la sagesse, car la sagesse est la nature même du tathagatagarbha, même si notre manas (qui est, dans le bouddhisme, la force qui s’attache à toutes sortes de choses et la force de volonté) et nos illusions s’efforcent le plus souvent de nous en détourner. Ainsi donc, le Notre Père traduit bien une volonté, mais cette volonté est la nôtre, celle de nous conduire avec sagesse envers les autres hommes parce que, d’une part, nous savons déjà intuitivement que cela est juste, d’autre part, parce que, ayant foi dans cette prière, nous comprenons qu’elle peut nous épargner de trop lourdes conséquences karmiques.

Voilà à peu près ce que nous voulions dire sur la question de la prière chrétienne. Passons à présent à d’autres sujets : l’argent, tout d’abord, comme ennemi de Dieu (Matthieu, 6-24). Ce serait une erreur, semble-t-il, de le considérer comme un ennemi du genre humain, à moins que nous y soyons attachés et que nous le poursuivions pour lui-même, car alors, effectivement, nous chercherions à servir deux maîtres : l’argent et Dieu, c’est-à-dire les plaisirs matériels et les joies spirituelles. Le bouddhisme ne condamne pas l’argent en lui-même et n’exhorte pas à la pauvreté, et si le christianisme le fait, ce ne peut être que pour éviter de développer le désir d’être riche et de s’attacher aux choses terrestres.

Jésus s’intéresse ensuite au jugement que nous portons sur les autres (Matthieu, 7-1/5) : « Ne jugez pas les autres, afin que Dieu ne vous juge pas. Car Dieu vous jugera de la façon dont vous jugez et il utilisera pour vous la mesure que vous employez pour les autres. » Qu’est-ce ici qu’un jugement ? Pour les hommes, une opinion que l’on se fait sur autrui sans savoir véritablement qui il est ou ce qui motive ses actions. Pour Dieu, l’application des conséquences karmiques faite aux hommes en fonction de la nature de leurs actions. Il s’agit donc là vraisemblablement d’une antanaclase, c’est-à-dire l’usage d’un même mot, mais pris dans deux sens distincts. Celui donc qui juge son prochain sera jugé par son prochain, non en vertu d’un juge tout-puissant qui le décrèterait, mais simplement parce que l’homme qui a été jugé, s’il avait en lui assez d’amour-propre pour en avoir été pris ombrage, voudra rendre la monnaie de sa pièce à celui qui l’a jugé, et faire de même, et parfois faire plus. Parallèlement, l’une des fonctionnalités du tathagatagarbha, nous l’avons dit, consiste à manifester dans la vie d’un individu les conséquences karmiques de ses actions. Il faudra donc que l’homme jugé retrouve celui qui l’a jugé et le juge à son tour. Ce n’est donc pas Dieu-tathagatagarbha qui juge, mais c’est à cause de lui que peut s’effectuer le jugement comme retour karmique.

III. Les paraboles

Le choix d’enseigner par des paraboles est commun à Jésus et au Bouddha. La raison en est que le peuple est plus sensible aux histoires qu’aux discours argumentés, et, comme le remarquait Jean de La Fontaine, « il le faut amuser encore comme un enfant ». Etant enfants, les hommes ne comprendraient pas la vérité si on la leur donnait sans le déguisement de la parabole : il faut la mettre en scène, car la vérité même doit leur être comme un divertissement. Les hommes se sont condamnés eux-mêmes à l’inintelligence, à l’incompréhension ; ils haïssent la vérité et la justice, en sorte que les paraboles leur sont une approche plus douce et plus acceptable : « Car ce peuple est devenu insensible ; ils se sont bouché les oreilles, ils ont fermé les yeux, afin que leurs yeux ne voient pas, que leurs oreilles n’entendent pas, que leur intelligence ne comprenne pas » (Matthieu, 13-15). Si les paraboles ne révèlent pas directement la vérité, elles en peuvent cependant inspirer la recherche, et c’est probablement là ce que Jésus espérait obtenir, au moins, de tous ceux qui refusent habituellement de voir.

La parabole du semeur

La parabole du semeur figure en Marc, 4-1/9, ainsi qu’en Matthieu, 13-18/23, et évoque un semeur dont les graines produisent ou non des fruits selon qu’elles tombent sur un chemin, sur un sol pierreux, dans une terre peu profonde, dans les ronces et dans une terre fertile. Jésus en donne lui-même ensuite une explication : les graines sont la parole de la vérité, mais qui ne peut donner de fruits que si elle est entendue par ceux qui écoutent et veulent profondément la connaître. Les autres, pour des raisons diverses, l’oublieront : les uns parce qu’ils sont bien plus attachés à l’illusion, au mal, au vice, qu’à la vérité (combien d’hommes préfèrent l’illusion qui rassure à la vérité qui dérange ?) ; les autres parce qu’ils n’ont pas suffisamment, au cours de leur vie, travaillé à la recherche de la vérité en sorte qu’ils n’y sont que trop légèrement attachés ; les derniers enfin parce qu’ils se laissent peu à peu emporter par les choses du monde et en oublient la vérité.

C’est là une affaire de karma, de conséquences karmiques – l’image de la graine en témoigne d’ailleurs, qui est employée dans le bouddhisme pour expliquer le fonctionnement du karma. Celui qui, toute sa vie, a cultivé le goût du mal, du péché, ou qui s’est attaché à des illusions en lesquelles il a trouvé un si grand plaisir qu’il n’y saurait renoncer, n’a jusqu’à présent produit aucune graine karmique suffisante pour que, germant, elles lui permettent de réagir favorablement à la vérité : la vérité ne l’a jamais intéressé, elle ne l’intéressera pas davantage aujourd’hui. Quant à celui qui, sans mépriser la vérité, ne l’a cependant pas assez cherchée, lorsqu’il l’entendra, sera séduit, mais lui préfèrera d’autres choses, des choses auxquelles son manas s’est davantage attaché qu’à la vérité. Ainsi va-t-il de même de celui qui oublie la vérité parce qu’il s’est laissé absorber par les appels de sirène du monde. Seul celui qui, toute sa vie, a cherché la vérité et lui a accordé une importance plus grande qu’à toute autre chose, a créé les graines karmiques nécessaires pour que les conséquences de ces actions passées soit une pleine acceptation de la vérité, une fois qu’elle lui aura été révélée. La manière dont nous recevons la vérité (ou toute autre chose d’ailleurs) dépend donc des graines karmiques que, par le passé, nous avons semées et de la fréquence à laquelle nous les avons arrosées. Ainsi par exemple, si je suis insensible à la cause animale, c’est parce que, par le passé, je ne me suis jamais préoccupé de cette question, en sorte que, même si on me donne les mille tragédies que peuvent vivre les bêtes, je n’en serai pas assez touché pour vouloir seulement agir en leur faveur.

Plus largement, il s’agissait là pour Jésus d’enseigner l’un des aspects du karma dont le bouddhisme parle abondamment, savoir que les graines karmiques ne germent que lorsque les conditions nécessaires sont réunies, d’où le fait que certaines des actions que nous avons faites ne voient se manifester leurs fruits que plusieurs vies après celles où nous les avons réalisées.

La parabole du semeur est finalement une exhortation à rechercher sans cesse la vérité avant toute chose (« Cherchez premièrement le royaume et la justice de Dieu; et toutes ces choses vous seront données par-dessus », Matthieu, 6-33), à semer les graines karmiques qui feront que, un jour ou l’autre, non seulement nous trouverons la vérité, mais que nous nous y fixerons comme à la chose la plus importante.

La parabole de la graine de moutarde

La parabole (Matthieu, 13-31/32) compare le Royaume des cieux à une graine de sénevé, la plus petite des graines mais qui produit la plus grande des plantes. Cela atteste tout d’abord que le Royaume des cieux n’est pas un espace circonscrit par Dieu de toute éternité, mais quelque chose qui croît, qui évolue sous l’influence humaine. L’image de la graine, une fois encore, ne semble pouvoir définir autre chose qu’une graine karmique, c’est-à-dire la naissance d’une pensée de vérité qui, grandissant, entretenue par celui qui l’a formée, produira des fruits immenses, c’est-à-dire, au moins l’illumination, au mieux la réalisation pleine de soi, l’accomplissement de soi comme bouddha – ce que le bouddhisme appelle la « bouddhéité ». Un bouddha en effet est un être qui a développé à l’infini la pensée de la générosité, de la patience, de la sagesse…, à tel point que, par la puissance exceptionnelle de cette pensée qu’il a cultivée, il a pu transformer toutes ses dettes karmiques et détruire toutes ses illusions.

Cette image de la petite graine produisant de grands arbres se retrouve, au reste, dans de nombreux sutras, comme celui par exemple de Ksitigarbha, pour exprimer l’idée que de petites actions vertueuses, sont capables peu à peu de produire des fruits formidables, tels qu’une compréhension extrêmement fine de soi-même et du monde, ou une intelligence prodigieuse dans la volonté d’aider les autres.

La parabole du levain

Proche de la parabole précédente, celle-ci (Matthieu, 13-33 ; Thomas, 96) compare le levain au Royaume des cieux, que nous assimilerons toujours à la pensée qui aboutit à la bouddhéité ou au moins à l’illumination. Que sont alors ces vingt-cinq kilos de farine ? Si le levain est ce qui permet à la farine de lever, il faut peut-être penser qu’il s’agit des conditions nécessaires à la manifestation des conséquences karmiques de nos actes passés. Quant à la farine, elle représente nos paroles et nos actes qui, s’ils se gonflent de la pensée de vérité, produiront peu à peu le pain de l’illumination, voire de la bouddhéité : lorsque la pâte a levé, c’est-à-dire lorsque les conditions sont réunies pour cela, l’illumination surgit. Ce qui signifie donc, là encore, qu’il importe de patienter jusqu’à ce que les fruits karmiques de nos bonnes actions apparaissent.

La parabole de la mauvaise herbe

La parabole de la bonne et de la mauvaise herbe (13-24/30 et 36/43) est expliquée par Jésus à la demande même de ses disciples. La bonne semence désigne Jésus et ceux qui appartiennent au Royaume des cieux, nous dirons donc les êtres illuminés, les bodhisattvas (équivalent approximatif des saints dans le christianisme) et les bouddhas. La mauvaise semence renvoie à ceux qui sont inspirés par le diable et voués au mal, c’est-à-dire qui produisent et entretiennent des pensées, des paroles et des actes dont les conséquences karmiques leur seront négatives. Jésus parle à cet effet des feux de l’enfer, et nous en pourrions dire à peu près la même chose selon l’interprétation bouddhiste, lorsque, par exemple, certains sutras comparent les mauvaises pensées à des flammes. Un nombre considérable de sutras (il suffira de citer l’Agama sutra ou le Paramita sutra) emploient par ailleurs l’image de l’agriculteur qui arrache les mauvaises herbes pour signifier qu’il faut s’habituer à dissiper les mauvaises pensées en soi.

Mais une compréhension plus fine de l’explication que donne Jésus permet de voir les choses quelque peu autrement : nous pouvons voir dans la mauvaise herbe simplement les fruits, les conséquences karmiques des graines du mal et de l’illusion que nous pouvons avoir semées parce que nous nous sommes laissé influencer par les choses du monde. Les bonnes herbes sont les heureuses conséquences karmiques des pensées de vérité et de justice qui nous ont été inspirées directement de notre tathagatagarbha (non par le fait qu’il nous les aurait envoyées délibérément, mais parce que, étant lui-même la vérité et la justice mêmes, toute pensée de vérité et de justice que nous pouvons avoir vient d’une connaissance intuitive de sa nature).

  La parabole du trésor caché

Dans cette parabole (13-44), le Royaume des cieux est un trésor caché dans un champ. L’homme le découvre et, vendant tout ce qu’il possède, achète le champ. Nous supposons que le trésor, c’est le tathagatagarbha, notre essence, et que les possessions que l’homme vend représentent sa personnalité. Vendre tout ce qu’on possède au profit du trésor dans le champ signifie alors renoncer à tous nos intérêts égoïstes, à tout ce que nous avons construit pour être « quelqu’un », pour avoir une place dans ce monde, afin de ne consacrer notre vie qu’à la quête du tathagatagarbha, c’est-à-dire de l’illumination et davantage. C’est, en somme, renoncer à soi pour se trouver soi-même. Cette parabole ressemble assez à celle que propose le Bouddha dans le Tathagatagarbha sutra, dans lequel un homme ignore qu’un trésor est caché dans une maison délabrée. Le trésor ne peut dire qu’il est là puisque, tout comme tathagatagarbha, il n’est pas conscient de lui-même et ne peut parler. Mais que cet homme découvre le trésor, et le voilà profondément heureux, comme l’est celui qui découvre son éternelle essence. La parabole de la perle, qui suit immédiatement celle du trésor, semble posséder le même sens.

La parabole du filet

La parabole du filet ressemble à celle des bonnes et des mauvaises semences : le filet récupère les poissons dont peuvent se nourrir les hommes, lesquels remettent à l’eau ceux qui sont impropres à leur consommation. Symboliquement, les poissons seraient les hommes qui vivent selon la vérité et la justice ou qui, à l’inverse, commettent toutes sortes d’injustices. Le Royaume des cieux, en ce sens, peut être interprété comme les paradis célestes qu’évoque le bouddhisme, et les pêcheurs sont donc les êtres illuminés, les bodhisattvas et les bouddhas, c’est-à-dire ceux qui guident les hommes et savent qui est dans la vérité et qui est dans l’illusion, qui agit selon la justice et qui agit au contraire de la justice. Mais dans un sens plus profond, les poissons peuvent symboliser les bonnes et les mauvaises pensées, les premières conduisant à l’illumination et au-delà (ou « Royaume des cieux »), et les mauvaises à un égarement toujours plus profond dans l’illusion et le vice, et à l’enfer.

La parabole du berger et de la brebis

Cette parabole, que l’on trouve cette fois en Jean, 10-1/6, raconte que le berger entre par la porte de l’enclos des brebis, lesquelles l’écoutent et le suivent, alors que le brigand enjambe le mur dressé autour de l’enclos. La comparaison du berger et des brebis fait partie depuis longtemps du vocabulaire de l’Eglise : Jésus est le berger et les brebis sont les hommes qu’il guide. Quant au brigand, il faut penser que c’est Satan. Du point de vue bouddhiste, le berger est tout homme qui, ayant connaissance de la vérité (et, préférablement, au moins un homme qui a connaissance de son tathagatagarbha) est capable de guider les hommes vers elle, et le brigand est celui qui les égare par ses mensonges.

La parabole du serviteur qui ne pardonne pas

La parabole proposée en Matthieu, 18-21/35 pose le problème du pardon. Devant un serviteur qui lui devait beaucoup d’argent, un roi décida de le vendre comme esclave, ainsi que sa famille. Le serviteur s’engagea à rembourser sa dette, et le roi accepta de reporter le jour de son acquittement. Lorsqu’il fut sorti, le serviteur rencontra un homme qui lui devait lui aussi de l’argent. Cet homme usa de la même stratégie que le serviteur, qui fut moins bienveillant cependant que le roi, et envoya son débiteur en prison. Le roi ayant appris cela, fut très en colère contre le serviteur et le fit jeter à son tour en prison. Celui qui ne pardonne pas à ses frères, ajouta finalement Jésus, Dieu le traitera de la même manière.

Dans cette parabole, la personnification du roi, que l’on retrouve parfois dans les sutras, peut désigner le tathagatagarbha, dont il est dit qu’il ne cherche jamais à rendre le mal pour le mal ou le bien pour le bien, mais qu’il rend simplement les conséquences nécessaires de nos faits et gestes. Cela signifie par ailleurs que les conséquences karmiques de nos actes doivent, tôt ou tard, arriver, et que s’il nous est possible parfois d’en retarder la manifestation, il nous est impossible de les éviter tout à fait.

Le pardon, nous l’avons vu plus haut, est un moyen généralement efficace pour transformer ses karmas négatifs. La chose est fort simple à comprendre : si je me suis disputé avec quelqu’un et que cette personne m’en veuille, lui présenter des excuses sincères pour mon comportement me permettra sans doute de me réconcilier avec elle et de corriger par là même mon karma négatif ; et si ces excuses devaient ne pas suffire, eh bien, que je m’excuse soixante-dix fois sept fois, comme le note Jésus avant d’énoncer la parabole : qu’en d’autres termes je m’amende de ma faute aussi longtemps qu’il le faudra pour que la personne fâchée contre moi ne le soit plus du tout, et que j’aie purifié ainsi totalement mon karma négatif. Ainsi Jésus enseigna-t-il par cet exemple la paramita de la persévérance.

La parabole des ouvriers dans la vigne

Les histoires mettant en scène des agriculteurs et leurs serviteurs sont présentes dans des textes bouddhistes tels que le Lalitavistara sutra ou le Buddha-carita sastra. Mais le rapprochement avec la parabole présentée en Matthieu 20-1/16 s’arrête là, car dans ces textes, il est question d’un agriculteur compatissant à l’endroit de ceux qui travaillent pour lui, et non de rapports conflictuels entre eux. Un propriétaire engage au fil de la journée différents ouvriers, et les paie tous à hauteur d’une pièce, comme il le leur avait annoncé, et indépendamment du nombre d’heures que chacun a travaillé dans sa vigne. En réponse à la plainte et à la colère de ceux qui ont travaillé dans la vigne depuis le matin et qui n’ont point reçu davantage que ceux qui n’ont travaillé que tardivement, le propriétaire rappelle ce à quoi il s’était engagé et qu’il fait de son argent ce qu’il veut. Ainsi, les derniers seront les premiers et les premiers, les derniers.

Les orgueilleux, ceux qui veulent obtenir plus que les autres et cèdent à la colère, ceux qui ramènent tout à eux seront les derniers, c’est-à-dire qu’ils produiront des karmas négatifs qui auront sur eux de telles conséquences qu’ils régresseront considérablement dans leur pratique et seront éloignés de la vertu et de la vérité. Inversement, ceux qui ne protestent pas, qui acceptent la justice karmique (ici incarnée par le propriétaire), seront les premiers, ceux qui avanceront le plus vite sur le chemin de la libération. Le Royaume des cieux est semblable au propriétaire, c’est-à-dire qu’il est la justice karmique elle-même, ou plutôt que la justice karmique est l’une de ses fonctionnalités.

La parabole des méchants vignerons

La parabole des méchants vignerons (Matthieu, 21-33/45, qu’on retrouve aussi par exemple dans l’Evangile selon Thomas, 65) fait le récit d’un propriétaire qui, ayant effectué quelques travaux dans sa vigne, la loua à des vignerons et partit en voyage. Il envoya plus tard trois serviteurs pour recevoir sa part de la récolte, mais les vignerons en tuèrent deux. Les vignerons réitérèrent lorsque le propriétaire envoya d’autres serviteurs, plus nombreux. Ils tuèrent même son propre fils. Le propriétaire, répond-on alors à Jésus, tuera les mauvais vignerons.

Les chefs religieux et les Pharisiens, est-il expliqué ensuite, se reconnurent dans ces vignerons, à tel point qu’ils voulurent arrêter Jésus. Si c’est là la première interprétation de cette parabole, nous pourrions étendre l’identification des vignerons à tous les hommes qui, ayant déjà eu quelque connaissance de la vérité et de la justice (puisqu’ils sont entrés dans la vigne de la vérité et de la justice, pourtant difficilement accessible à cause du mur et de la tour de garde qui empêchent de la rendre visible immédiatement à tout un chacun), s’en sont pourtant détournés et ont cherché à manipuler, à tromper les autres pour acquérir plus de pouvoir. Dans le bouddhisme, une telle attitude est sans appel : ils sont destinés à l’enfer. De fait, l’illumination (ou « Royaume de Dieu ») est réservée à ceux qui partagent gratuitement la vérité et la justice, et guident les êtres vers elles d’une manière aussi désintéressée que possible. Mais ceux qui utilisent des connaissances qu’ils ont acquises pour détruire ou dominer les autres hommes, ou qui diffusent des illusions en les faisant passer pour des vérités, perdent tous les avantages karmiques qu’ils avaient pu accumuler par le passé, attendu qu’ils utilisent ces connaissances pour la gloire de leur propre ego, c’est-à-dire qu’ils se construisent dans la médiocrité et la malversation.

La parabole des deux maisons

Située en Luc, 6-46/49, cette parabole montre un homme ayant construit une maison qui résiste aux plus lourdes intempéries, cependant qu’un autre voit la sienne s’effondrer sous l’effet de l’inondation. Le premier écoute et suit les paroles de Jésus, le second s’en détourne. La parole de Jésus est parole de vérité et de justice, et en cela exprime quelque chose qui est valable de toute éternité, qui résiste à toutes les illusions, à tous les égarements dans lesquels certains être veulent jeter les hommes. Celui qui place toute sa foi dans cette parole ne peut être ébranlé par quoi que ce soit : nul homme, nul événement ne peut l’y faire renoncer. La foi n’est pas, d’ailleurs, importante seulement dans le christianisme : la foi est nécessaire également dans le bouddhisme pour pouvoir progresser sur le chemin de la libération, dont le Bouddha avait dessiné les cinquante-deux étapes. Mais au contraire de la foi chrétienne telle que l’Eglise l’a ensuite voulu imposer, nous voulons dire d’une foi aveugle, le bouddhisme exhorte les hommes à comprendre d’abord par eux-mêmes certaines vérités du bouddhisme, et à accorder leur foi ensuite à ce qu’ils ne peuvent encore comprendre, s’ils en sont venus à accepter comme telles les premières vérités qu’ils ont méditées.

  La parabole du fils prodigue

La parabole du fils prodigue (Luc, 15,11-32) raconte qu’un fils ayant travaillé toute sa vie auprès de son père ne fut pas aussi bien récompensé que son frère qui, étant parti loin de la maison paternelle et ayant dilapidé tout son argent dans la débauche, revint chez lui et fut reçu néanmoins comme un prince. Le fils qui était resté toujours avec son père se mit en colère contre lui, ce à quoi il répondit : « tu es toujours avec moi, et tout ce que je possède est aussi à toi. »

Le fils prodigue, c’est celui qui s’est finalement détourné du mal, de ses karmas négatifs et qui s’est résolu définitivement à poursuivre la sagesse. Peut-être même s’agit-il d’une manière d’exprimer l’illumination, qui est un premier pas essentiel dans la libération des illusions et du vice. Quant à son frère, il possède déjà tout ce que possède son père, c’est-à-dire qu’il est finalement lui-même déjà illuminé – ce qui ne l’empêche pas de se mettre en colère car l’illumination permet seulement de prendre connaissance de son essence, non de se libérer de tous ses karmas négatifs.

Cette parabole fait écho aux deux précédentes : celle du mouton perdu et retrouvé, qui enseigne que celui qui entreprend résolument de corriger ses karmas négatifs trouve une grande joie dans sa quête spirituelle ; et celle de la pièce d’argent perdue et retrouvée, qui propose exactement le même enseignement.

Un autre enseignement bouddhiste peut avoir ici droit de cité. Il est expliqué dans le Ksitigarbha sutra que, à l’instar du père de l’enfant prodigue, les parents ne doivent jamais oublier leurs enfants. Il y a dans le bouddhisme un réel souci de l’amour filial : si les parents doivent aimer profondément leurs enfants, les enfants doivent traiter leurs parents avec la même ferveur et la même générosité que s’ils étaient des bouddhas.

III. Quelques mots sur la mort et le retour à la vie de Jésus

Lorsque vint le moment, Jésus annonça à ses disciples qu’il allait mourir sur la croix et qu’il reviendrait à la vie trois jours plus tard. Il est bien évident que, connaissant à l’avance ce que la tradition chrétienne a considéré comme la trahison de Judas, il aurait pu éviter la mort, d’autant plus que ses pouvoirs thaumaturgiques le lui permettaient aisément. On a supposé alors qu’il était monté sur la croix pour prendre les péchés du monde. On ne saurait entendre par là que Jésus libéra effectivement l’homme du péché, d’abord parce que nos péchés doivent toujours avoir leurs conséquences et que nul, pas même un bouddha, ne peut prendre sur lui les conséquences karmiques qui reviennent aux autres, ensuite parce qu’il apparaît bien évident que le péché n’a toujours pas déserté le cœur des hommes. Il faut donc entendre cette libération du péché, non dans son sens le plus littéral, mais à cause du fait que Jésus, en enseignant la vérité aux hommes, leur indiquait le chemin qu’ils devaient suivre pour se libérer par eux-mêmes du péché, c’est-à-dire pour corriger leurs karmas négatifs et ne plus vivre désormais que selon ce qui est juste et vrai.

D’ailleurs, il est très probable que la crucifixion et la mort de Jésus aient été ses propres conséquences karmiques, suite à un acte similaire qu’il aurait commis dans une vie antérieure envers une autre personne, peut-être de celles qui appartenaient au Sanhedrin, responsable ici de sa mort sur la croix selon les trois premiers Evangiles synoptiques[3]. Au reste, au moment où Pierre refuse que Jésus soit ainsi crucifié, Jésus le rejette et l’accuse de laisser parler Satan par sa bouche. En effet, Pierre, en refusant la mort de Jésus, ne fait, en définitive, que refuser la grande justice karmique, ce qui est évidemment contraire aux principes qu’enseignait le Christ.

Jésus fut donc crucifié, et parmi les quelques phrases qu’il prononça lorsqu’il était sur la croix, une en particulier nous interpelle : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » L’Evangile apocryphe selon Pierre la traduit autrement : « Ô Puissance, ma Puissance, tu m’as abandonné. » Il n’est plus question, dans cette seconde traduction, de Dieu, ni d’une phrase interrogative. Jésus y est plus catégorique, et ne parle pas nécessairement de Dieu, mais peut-être plutôt de la sensation qu’il avait jusque-là éprouvée de la présence en lui de Dieu. En d’autres termes, sans aller jusqu’à dire que l’illumination lui aurait été retirée, l’état de conscience dans lequel il se trouvait semble avoir disparu sous l’effet du caractère profondément éprouvant de l’expérience de la crucifixion.

Une autre explication (qui, loin d’ailleurs de contredire la précédente, pourrait la compléter) consisterait à démontrer la volonté pour Jésus de prouver, par sa mort, puis son retour à la vie, entre autres choses que l’homme est d’une nature éternelle et qu’il n’est point fait de chair et de pensée seulement. Le retour à la vie de Jésus constituerait ainsi la preuve de l’éternité de l’homme, de son essence éternelle, tathagatagarbha.

Quant à sa résurrection, il ne s’agira guère d’autre chose que d’une forme particulière de réincarnation. Le bouddhisme ne saurait admettre l’idée de la résurrection comme un unique retour à la vie. Il n’en reste pas moins évidemment que revenir à la vie dans le même corps demeure un phénomène tout à fait exceptionnel. Il n’est, au reste, pas interdit de considérer que le retour à la vie puisse avoir un tout autre sens lorsque Jésus en parle en dehors d’un retour à la vie physique. Ainsi, par exemple, lorsqu’il dit que ceux qui reviendront à la vie ne se marieront pas mais vivront comme des anges (Matthieu, 22-30), il est tout à fait possible qu’il parle, là encore, de l’illumination. De fait, tathagatagarbha est la vie elle-même, en sorte que revenir à la vie peut signifier légitimement, retrouver la nature de tathagatagarbha, en d’autres termes, être illuminé et vivre, effectivement, comme les anges, car alors cette découverte nous emplit de joie et nous engage par surcroît plus profondément encore sur le chemin de la sagesse. C’est ainsi peut-être qu’il faut comprendre la phrase « Si vous croyez en lui, vous aurez la vie par lui » (Jean, 20-31) : « lui » n’est pas Jésus, mais tathagatagarbha, dont Jésus, à travers le sien, s’est donné en exemple. Si Jésus est mort sur la croix, c’est possiblement à cause d’une dette karmique, mais c’est à cause également de sa volonté de se proposer en exemple aux hommes, afin qu’ils croient en l’existence du tathagatagarbha et entament sa recherche, tout comme en son temps le Bouddha s’était donné en exemple pour indiquer aux hommes dans quelle direction ils devaient chercher leur tathagatagarbha.

[1] Au chapitre 85 de L’Evangile de Barnabé, Jésus donne sa définition des faux amis, qui sont donc des ennemis : « Par contre, ce qui est mal c’est que beaucoup ont des amis qui feignent de ne pas voir les fautes de leur ami; d’autres les excusent, et, ce qui est pire, il y a des amis qui poussent et aident à pécher. Leur fin sera semblable à leur scélératesse. Gardez-vous de les prendre pour amis car, à la vérité, ce sont des ennemis et des bourreaux de l’âme. » L’on trouve donc parmi les ennemis tous ceux qui nous encouragent à produire des karmas négatifs, c’est-à-dire à faire des choix qui auront pour nous des conséquences négatives. Partant, celui qui aime ses ennemis est celui qui, d’une part, ne s’égarera pas dans les pièges qu’ils lui tendent, d’autre part, saura leur pardonner leur malveillance et tentera de les en affranchir. Quant au véritable ami, il est celui qui « craint Dieu, […] méprise les choses de ce monde, […] aime faire le bien, et surtout […] hait sa propre chair » (Evangile de Barnabé, 86), c’est-à-dire celui qui ne souhaite que de s’élever vers les choses spirituelles, agir pour se libérer et libérer les êtres, et jouir donc des conséquences karmiques positives qu’il retirera de ses efforts pour aider les autres à obtenir les leurs.

[2] Tathagatagarbha ne possède pas de volonté au sens où nous l’entendons d’habitude. Cette volonté qui nous est familière vient de notre manas, de la force en nous qui décide et qui agit en fonction des analyses de notre mental. Nous pourrions dire en revanche qu’il possède, d’une certaine manière, une forme de volonté en ceci qui débite sans cesse les conséquences karmiques de nos choix ; mais il s’agit d’une volonté d’une nature très différente.

[3] L’Evangile de Jean seul ne fait pas mention du tribunal suprême de Jérusalem.