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Histoire de fantômes

En voyant la photo de mon ancienne maison, une dame me demanda s’il ne s’y était pas produit une histoire de fantômes. Plus tard, quelques amis bodhisattvas sur Facebook exprimèrent aussi leur envie d’entendre cette histoire de fantômes. Quand je retourne en arrière, je me dis qu’il s’est passé vraiment beaucoup de choses dans mon ancienne maison.


Confucius a dit: « Je ne parle pas de choses étranges ni de pouvoirs surnaturels », mais dans l’univers rien n’est trop étrange et toute chose qu’on a imaginée pourrait un jour se produire. Nous ne devons pas oublier que notre espace de vie en tant qu’êtres humains est très limité et notre sagesse d’hommes modernes est peu profonde. Ceci dit, je m’attendais vaguement à ce que des choses pareilles se produisent, puisque tout est le fruit d’une cause. On ne peut certainement pas expliquer ces faits d’un point de vue scientifique, voila pourquoi je ne peux exiger que tout le monde me croie. Si vous trouvez mon histoire trop invraisemblable, je vous prie de lire ce texte comme vous auriez lu une fiction et de considérer les choses qui se sont produites comme une coïncidence. Il n’est nullement nécessaire de vous énerver contre moi, je n’ai aucune envie de me disputer avec vous sur ce sujet.

En France et surtout à Paris et ses alentours, le prix de la location d’un logement est très cher : le tiers d’un salaire environ est réservé au loyer, et après toutes les dépenses de la vie courante qui sont assez élevées elles aussi, il est difficile, à la fin du mois, d’épargner, en sorte qu’on se retrouve souvent à découvert. Soyez sûrs que, même si beaucoup de gens pensent, à tort, que tous les français sont romantiques et très riches, la vérité est qu’en moyenne les Français n’ont pas autant d’argent sur leur compte que les Taïwainais et qu’en France le nombre de pauvres est plus élevé qu’à Taïwan. J’ai déjà rencontré un certain nombre de filles taïwanaises de chez nous qui, avant le mariage, se faisaient promettre monts et merveilles par des Français romantiques mais pauvres, pour se retrouver finalement, après le mariage, obligées d’effectuer des tâches parfois ingrates pour subvenir aux besoins de leur famille. Je ne peux évidemment prétendre que tous les français sont comme cela – il y en a de très sérieux et motivés qui jouissent de très bonnes conditions de vie. Du point de vue bouddhiste le mariage entre deux personnes dépend de certaines conditions prédéterminées. En d’autres termes, on ne peut forcer les sentiments car tout est le résultat d’une cause et d’une conséquence. Souvent il s’agit de deux personnes qui ne sont pas très compatibles entre elles. Le mariage se fait, soit parce que l’un des époux veut rembourser ses dettes, soit parce que  l’autre est venu lui réclamer le remboursement de ses dettes. Les Chinois ont un mot particulier pour désigner le mari et l’épouse : ils les appellent «冤家», ce qui veut dire « ennemis », et ces deux caractères décrivent fort bien la chose car si les deux ne sont pas « ennemis », ils ne se rencontreront jamais. C’est vraiment ainsi que les choses se passent.

Résidant en banlieue parisienne, un tiers de nos revenus partait dans le loyer et, par conséquent, mon épouse et moi avions décidé que le mieux serait d’acheter au lieu de louer. De toutes les façons, nous donnerions le loyer à la banque pour rembourser le crédit et, une fois le crédit payé, la maison serait à nous, si bien que nous pourrions ensuite épargner de l’argent. Mon épouse française étant excessivement perfectionniste, nous dûmes visiter des maisons durant deux années. Nous vîmes pas moins de quatre-vingts maisons, sans pourtant jamais parvenir à nous décider. Pour chaque maison que nous visitions mon épouse pointait du doigt un défaut inacceptable : trop chère, trop vétuste, trop peu de luminosité, voisins trop bruyants. Des maisons que nous avons visitées pendant ces deux ans, aucune ne lui plut. Entre temps, le prix des maisons ne cessait d’augmenter, sans pour autant qu’il nous fût possible de nous décider. Je finis par concevoir le souhait d’abandonner notre projet d’achat : je n’avais plus envie de poursuivre les visites et, prête à accepter sa décision, je laissais mon épouse faire les visites.

A cette période, la mère d’un enfant de l’école venait souvent discuter et manger avec nous. Elle se disait médium. Son histoire était étrange – elle avait fait ses études en informatique dans une école renommée et avait travaillé dans le secteur de la science et de la technologie. Mais, après avoir découvert ses capacités médiumniques, elle avait du jour au lendemain quitté son poste pourtant bien payé, était devenue végétarienne et vivait des allocations de chômage qu’on lui accordait et des économies qu’elle s’était constitué. En outre, il lui arrivait souvent de lâcher très subitement des choses pour le moins étranges. Certes, chacun a ses idées, et dans l’univers rien n’est trop étrange. Mais je ne m’attendais pas à ce que, en France, il y eût aussi des voyantes trainant derrière soi un parcours universitaire. A l’école de mon fils, il arrivait souvent que des parents portent sur elle un regard moqueur, la considérant comme une vieille folle. Quant à moi, elle m’inspirait un peu de pitié. Quand, en allant chercher mon fils à l’école, je tombais sur elle, je l’invitais avec sa fille à venir diner chez nous. Mon épouse aussi les traitait très bien. Si nous visitions une maison et que, sur le chemin, nous tombions sur elle, après avoir échangé quelques mots elle nous disait :

« Ce n’est pas encore celle-ci : celle que vous allez voir maintenant n’est pas votre maison. Votre maison est faite de pierres, elle est très jolie, elle respire. Elle va bientôt se présenter à vous, elle vous attend. »

A chaque fois nous la remerciions de sa gentillesse. Après tout, elle voulait nous réconforter en nous disant qu’il y avait sûrement une maison qui nous attendait quelque part. Cependant, je ne croyais pas un seul mot de ce qu’elle disait – où dans ce bas monde pouvait-on trouver des choses aussi merveilleuses, une maison qui attend quelqu’un et qui respire en plus? A chaque fois que j’entendais ses propos, l’envie de discuter avec elle me fuyait. J’esquissais un sourire impuissant et je m’empressais de partir pour aller visiter la maison.

Un jour, pendant la grève du métro parisien, je ne pus me rendre au travail. L’agence nous appela pour nous informer qu’une nouvelle maison pouvait être visitée. La bâtisse avait plus de cent cinquante ans d’âge. Contre toute attente, en voyant le jardin et les arbres fruitiers, mon épouse sourit d’un air satisfait. Profitant de ce moment avant qu’elle ne change d’avis, je remplis tout de suite un chèque à l’ordre de l’agence pour bloquer l’affaire. J’avais décidé que c’était la maison qu’il nous fallait! Il est vrai que l’on n’obtient rien sans effort. J’avais, aux quatre coins du monde, habité tant d’endroits depuis mon enfance. Et voilà que maintenant j’allais enfin avoir ma propre maison ! J’avais un peu peur d’y croire.

Les murs de cette maison étaient en pierre meulière, ce qui est fréquent en région parisienne. Même si l’intérieur était relativement vieux et délabré, la structure de la maison n’en demeurait pas moins très solide. Trois cheminées en marbre agrémentaient les pièces et d’anciens ornements rehaussaient la qualité esthétique du plafond. Sur la partie extérieure de la maison était fixé un carreau de céramique vieux de plus de cent cinquante ans et portant le nom et la signature de l’architecte, ce qui attestait de la singularité de la maison. Dans le jardin poussaient des vignes, un pêcher centenaire à pêches blanches, des pommiers et des fraisiers. Nous trouvions encore des fruits de la passion, des roses, des glycines, un camélia centenaire, des pivoines et d’autres plantes dont j’ignore le nom, et un petit étang de plus au moins de soixante centimètres de diamètre dans lequel nageaient quelques poissons. Un vieux puits enfin ajoutait à la beauté du lieu.

Assez étrangement, entre l’été et l’hiver le volume des pierres changeait en fonction de la température, c’est-à-dire que l’épaisseur des murs elle-même changeait. Comme si la maison était vivante et respirait, ce qui coïncidait avec ce que nous avait prédit notre amie médium. Même après le déménagement, cette amie venait nous rendre visite et, bien sûr, elle nous disait que la maison de ses prédictions était précisément celle où nous vivions désormais. Mais enfin, était-ce juste une coïncidence ou pas?  Selon le bouddhisme, rien dans ce monde n’arrive par hasard : une cause est attribuable à toute chose, qui produit toujours un effet. Mais si ce n’était pas un hasard, pourquoi donc cette maison aurait attendu qu’on vienne s’y installer ? Qu’attendait-elle de nous?

Je me souviens à présent que, de mon point de vue, cette maison était parfaite. Si nous voulions vraiment lui chercher un défaut, le seul était peut-être qu’elle se trouvait un peu trop près de la gare et de la voie ferrée. Au début, nous avions peur que des passages trop fréquents du train ne troublent notre tranquillité. Mais après un certain temps nous nous y habituâmes. Tout au contraire, la proximité de la gare se révéla finalement très commode. Une chose n’est jamais absolument bonne ou mauvaise, et notre humeur dépend de la manière dont on considère une affaire. Le tathagatagarbha ne se préoccupe pas de savoir dans quelle disposition d’esprit nous nous trouvons, mais si quelque chose doit apparaître, il le fait apparaître.

Nous déménageâmes les derniers jours de l’hiver. Le printemps approchait et le camélia devant la grande porte de la maison se couvrit de fleurs magnifiques. Il semblait ainsi dans sa parure de pétales vouloir nous souhaiter la bienvenue. Mes deux enfants étaient bien contents. Mon petit commençait tout juste à marcher et avec sa couche il courait partout. Quand je rentrais à la maison, j’entendais de loin le rire des deux frères s’amuser dans le jardin. Même si nous n’avions pas assez d’argent pour demander à des ouvriers de soigner le décor de notre intérieur, je parvenais, en y travaillant le week-end, à réaliser moi-même ces travaux. Puisque nous étions à l’étranger, nous devions faire les choses par nous-mêmes. Voila pourquoi nos tathagatagarbha, face aux différentes difficultés que nous rencontrions, faisaient naître les compétences nécessaires à leur résolution. Le tathagatagarbha est tout-puissant et si parfait ! Il est lié à tout et il est capable partout  de nous accompagner. Nous ne devrions donc pas avoir peur, où que nous soyons.

Je comptais faire les travaux tout seul, et j’avais simplement abordé ce sujet devant un collègue, lors d’une pause café. Mais, à la suite de cet entretien très ordinaire, je fus assez étonné de voir autant d’amis et de collègues venir spontanément le week-end pour m’aider à peindre. Ils étaient vraiment très motivés. Aujourd’hui encore je leur en suis vraiment reconnaissant. Dès le début des travaux, toutes les fins de semaine ou presque étaient fort animées. La plupart de mes amis venant également de l’étranger, le fait de les voir peindre ensemble me faisait penser un peu aux Nations Unies ! Le soir, je faisais des nouilles ou une pizza et j’invitais tout le monde à dîner chez moi. Je pense souvent que le succès d’un projet dépend des efforts conjugués de chacun, et non du travail réalisé individuellement par quelqu’un. Il n’importe pas de savoir qui commande : ce qui compte est de bien faire les choses. Le succès sur le chemin de bodhi est de même nature. Selon le dharma du Bouddha, il n’y a pas de moi. Si, donc, quelqu’un veut toujours réussir et montrer qu’il est très fort, s’il veut briller en société, il ne suit certainement pas le dharma du Bouddha. Si le Bouddha est appelé aussi Tathagata (« ainsi venu »), c’est parce que grâce à ce dharma inconditionné qui est sans moi, on réalise Tathagata et on réalise le chemin du boddhi.

L’été prit fin quelques mois après notre déménagement. L’automne dispensait à la nature ses premières couleurs et sa fraîcheur. Un dimanche après-midi, nous étions tous à la maison. J’avais pris du bois et je me trouvais dans le séjour en train d’allumer la cheminée, cependant que ma femme s’affairait au fond du jardin à cueillir des pommes. J’eus à ce moment-là un sentiment étrange. Tout était trop calme. J’appelai donc mon fils cadet par son prénom et mon fils ainé me dit sans tarder que son frère ne se trouvait pas dans sa chambre et qu’il ne savait pas où il pouvait être. Je lançai alors un cri en direction du jardin pour demander à ma femme si le petit était avec elle en train de cueillir des pommes. Mais il n’y était pas non plus. Ce petit gars restait d’ordinaire toujours près de moi, et en l’espace d’un instant il avait disparu. Où pouvait-il bien être ? Qu’il ne réponde pas quand je l’appelais était quelque chose de très inhabituel. Je fis quelques pas dans le jardin, je m’approchai du petit étang et, soudain, je le vis flotter à la surface de l’eau. J’eus très peur et me précipitai vers lui pour le sortir de l’eau.

« Notre fils s’est noyé, appelle les pompiers! » hurlai-je à ma femme.

Elle rentra précipitamment à l’intérieur de la maison pour appeler les secours. Mon ainé, en entendant mes cris, accourut à son tour et, très apeuré, me demanda :

« Est-ce que mon frangin est mort? »

A ce moment-là, je ne le laissai pas s’approcher. Voyant mon fils qui ne bougeait plus, ses pupilles immobiles, je me demandai s’il n’avait pas déjà quitté ce monde. Je me hâtai de pratiquer sur lui la respiration artificielle, mais sa bouche était devenue violette et ses mâchoires étaient serrées. Comment, dans ces conditions, pratiquer la respiration artificielle? Soudain, je me rappelai que, lorsque j’étais enfant, mon maitre de kung-fu disait que si on appuie sur les joues près des angles de la bouche, le menton tombe et la bouche s’ouvre. Je n’avais jamais essayé cela auparavant, mais dès que j’ai eu cette idée, j’appuyai sans tarder près des angles de la bouche de mon fils. Comme attendu, sa bouche s’ouvrit et j’ai lui fis du bouche-à-bouche. Je pressai ensuite son ventre plusieurs fois. Mais rien de ce que je faisais n’avait l’air de produire sur lui le moindre effet. J’avais l’impression qu’il s’était écoulé trop de temps. « Fiston, allez, lève-toi! » ne cessais-je de me répéter en moi-même. Je faisais toujours du bouche-à-bouche et j’exerçais sur son ventre des pressions comme il convient de faire dans ces cas-là. Dans la mesure où je m’entrainais jadis à l’exercice de la paume de fer, je n’osais pas donner trop de force à mes mouvements. Par contre, en voyant qu’il ne donnait toujours aucun signe de vie, je me dis qu’il valait mieux forcer un peu. J’appuyai donc plus fort et un peu de sang rouge dilué dans de l’eau sortit de sa bouche. La lumière de ses pupilles reparut lentement et il se mit à pleurer. A ce moment-là, les pompiers entrèrent dans le jardin. Deux d’entre eux transportèrent immédiatement mon fils à l’intérieur, le déposèrent à coté de la cheminée, enlevèrent ses vêtements mouillés et l’enveloppèrent dans un drap propre. Très vite ils surent réchauffer son corps. De mon côté, je ne pouvais penser à rien. J’entendais mon fils pleurer à l’intérieur alors que, dans le même temps, deux pompiers administraient à ma femme un peu d’eau chaude. Je restai assis sans bouger dans le jardin à côté de la porte. Mon ainé accourut alors vers moi et me serra dans ses bras.

« Papa! », me dit-il, et je le serrai à mon tour dans mes bras en lui confiant que tout allait bien pour son petit frère.

Une voiture de police arriva ensuite et quelques policiers échangèrent quelques mots avec moi. Ils voulaient savoir si quelqu’un n’avait pas délibérément poussé mon fils dans l’eau. Ces policiers étaient vraiment très loin du compte ! Comment aurais-je pu vouloir blesser mon propre fils en le poussant dans l’eau ? Quelque peu énervé par leurs sous-entendus, je m’expliquai avec les policiers et, à la fin, ils reconnurent mon innocence. Ils prirent même une tasse de café de leur voiture et me l’offrirent. Pendant ce temps, une policière et une pompière se trouvaient à l’intérieur de la maison en train de consoler ma femme qui était en pleurs. L’un des pompiers insista pour conduire mon fils à l’hôpital afin qu’il fasse des examens médicaux. Nous partîmes avec lui. Au moment de quitter l’hôpital, l’un des pompiers versa quelques larmes. Il était très ému pendant que, regardant notre fils, il nous disait au revoir.

A l’hôpital mon fils ne pleura pas et il nous parla à la fois en français et en chinois (considérant son jeune âge, il ne s’exprimait pas encore très bien). Il nous dit qu’il était déjà allé très loin. Il ajouta l’expression « papa pong-pong » et il nous montra son ventre. Il prononça encore les mots « fait mal » et dit qu’ensuite il était rentré.

Il resta quelques jours en observation et, en sortant de l’hôpital, nous tombâmes nez-à-nez avec le pompier qui s’était ému. Il était cette fois en train de transporter une personne âgée aux urgences. La dernière fois, il nous avait dit « au revoir »… Effectivement, nous nous étions revus !  Il était très content de retrouver mon cadet quitter l’hôpital, et du coup il le taquina en disant: « La prochaine fois, tu comptes encore aller pêcher dans le petit étang? Tu aimes donc manger du poisson ? » Ce pompier était vraiment très drôle et, en quittant l’hôpital, je lui expliquai qu’à la maison nous étions tous végétariens.

De retour chez nous, une voisine âgée nous dit que, dans notre jardin, il existait un deuxième puits et que l’enfant du propriétaire de l’époque s’y était noyé. J’entendis ensuite qu’un chien y avait également perdu la vie. Depuis ces accidents, ce puits avait été scellé et son emplacement était plus ou moins devant notre poirier. Etait-ce une coïncidence?  Vraiment?

Mon cadet était sain et sauf. Etait-ce à dire qu’il n’y avait plus de souci ? En fait, l’histoire ne faisait que commencer ! Mon cadet se mit souvent à parler tout seul sans que l’on sache qui était son interlocuteur. Il lui arrivait aussi de nous dire qu’une personne l’incommodait et il essayait de nous la montrer de doigt, sans que nous voyions rien d’autre que le mur. Il montrait un autre endroit où, d’après lui, la personne en question s’était déjà déplacée. Quand je disais à mon fils que là-bas il n’y avait personne, très irrité, il me montrait le mur de toutes ses forces en me disant :

« Mais papa, il est là-bas, pourquoi ne le vois-tu pas? »

Le soir il était très difficile de le mettre au lit. Il ne voulait pas rester seul, si bien qu’il dormait avec son grand frère. Parfois tous les deux se réveillaient en même temps à cause de cauchemars.

Plus tard, je me souviens qu’il prit un nounours et qu’il prononça en espagnol :

« Le fantôme se trouve là, mais c’est mon ami ».

Il ne voulait plus ensuite se séparer de ce nounours et le gardait toujours avec lui, y compris quand nous sortions de la maison pour rendre visite à des amis. Durant les quelques mois qui avaient suivi, nous étions sans cesse dérangés. Quand le fantôme ne venait pas l’embêter, c’était notre fils qui voulait jouer avec lui. A cette époque, mon enfant se coupa les doigts dans une porte de la crèche et il fut une fois encore hospitalisé quelques jours. Son nounours, bien entendu, l’y accompagna. De leur côté, tous les employés de la crèche, qui se sentaient mal à l’aise vis-à-vis de nous, n’arrêtaient pas de se confondre en excuses.

Mais le problème était ailleurs : seul notre fils voyait certaines choses et nous étions incapables de dire si elles étaient vraies ou non. Nous n’avions pas revu la dame médium depuis que son enfant avait changé d’école. Nous ne savions pas du tout où elle était partie et nous n’avions donc aucun moyen de la contacter pour lui demander conseil. Quand mon fils entra à l’école maternelle, mon épouse discuta avec l’un des instituteurs qui avait eu lui aussi une expérience liée à des événements surnaturels. Il avait résolu son problème avec l’aide d’un médium qu’il avait trouvé très efficace et dont il nous transmit l’adresse et le numéro de téléphone. Mon épouse appela donc ce médium. Il lui demanda une photo de la maison en promettant de nous répondre ensuite par lettre. Quelques jours plus tard, nous reçûmes effectivement une lettre de sa part. Il y avait écrit que dans notre maison vivaient sept fantômes. L’un d’eux y avait toujours vécu et six esprits orphelins venaient lui rendre visite. Le médium écrivait ensuite qu’il avait déjà prié pour que les fantômes s’en aillent, et il nous demandait de faire un don à un orphelinat, car lui-même n’acceptait pas d’argent. Nous ne savions pas si nous pouvions nous fier aux dires de ce monsieur, mais nous donnâmes néanmoins de l’argent à cet orphelinat, puisqu’il s’agissait d’une œuvre caritative. C’est pour cette raison que nous effectuâmes cette donation.

Nous pensions que tout allait s’arrêter ici, mais quelques jours plus tard, mon fils repris ses plaintes au sujet d’une présence qui nous était invisible. Mais il rajouta que le petit nounours était son ami et qu’il n’avait jamais quitté la maison. Nous ne savions vraiment pas comment résoudre le problème de notre fils et nous étions très inquiets. Aujourd’hui en me rappelant de tout cela, j’ai honte : je ne comprenais pas bien les choses. A cette époque, en lisant les livres de Maître Nan, je croyais à tort que j’avais une très bonne connaissance du bouddhisme. Je pensais savoir beaucoup de choses sur les principes bouddhistes, mais face à un problème réel, je n’avais aucune idée de la manière dont je pouvais le résoudre. Je demandais à gauche et à droite des conseils concernant les esprits, je cherchais des médiums pour m’aider. Je manquais moi-même de concentration, et je trouvais que c’était une chose assez honteuse pour un bouddhiste de devoir recourir à des médiums. Il est vrai qu’à l’époque, je n’avais pas une compréhension authentique du bouddhisme ; je consultais les ouvrages du maître Nan et j’utilisais de nombreux mantras tibétains, en particulier le mantra Om ma nei pad mei hum. Son efficacité cependant laissait à désirer ! Mon fils continuait de voir les mauvais esprits, et la situation était loin de s’améliorer : il me semblait qu’un nombre croissant de ces visiteurs venait nous voir. Je ne cacherai pas que mon orgueil en était violemment blessé ! Alors que je croyais savoir, je n’étais en vérité qu’un sombre ignorant, homme dépourvu de la véritable connaissance.

J’ai dû ainsi me résoudre à faire appel à des médiums français. Mais, hélas, j’avais la désagréable impression qu’à mesure que je cherchais de l’aide, la situation se dégradait ! Telle est mon expérience personnelle sur ce sujet. S’il vous faut une aide, il est préférable de prononcer le nom du Bouddha, au lieu d’employer les mantras tibétains dont le seul effet est d’aggraver un problème qu’ils sont pourtant censés résoudre. Ce sont des chemins de perdition dans lesquels j’ai fait l’erreur de m’engager. C’est là un conseil qui, en toute sincérité, est né du fond de mon cœur.

L’été arriva. Une amie taïwanaise et son père vinrent chez nous pour les vacances. Elle était une fameuse professeure dans « l’île au Trésor », et la télévision la sollicitait fréquemment. Une nuit, alors qu’elle dormait dans le salon, elle y sentit une présence sur une chaise, avec l’étrange impression qu’elle la regardait. Il était une heure du matin lorsque la chaise a bougé en émettant un son grinçant. Nos invités sont alors sortis précipitamment de la maison. Il nous fallut monter une tente dans le jardin, où ils passèrent toutes les nuits suivantes. C’était une preuve que mon fils n’était pas le seul à avoir perçu ces manifestations surnaturelles. Je préciserai ici que mon amie eut elle-même l’opportunité de retrouver la maison où elle avait vécu dans une vie antérieure et ce qui s’y était passé entre son compagnon et elle. Nombreuses sont les personnes qui nient l’existence de la réincarnation. Pourtant ce que mon amie vécut est tout à fait authentique. Le plus curieux, c’est que le compagnon qui vivait avec elle dans sa vie antérieure était aussi ivrogne qu’il l’est dans sa vie présente. Qu’on ne pense donc pas que les frontières de la mort mettent un terme à tout ce qui existe. Les mauvaises habitudes nous poursuivent obstinément de vie en vie. C’est une réalité qu’il faut considérer avec beaucoup de sérieux et de prudence.

Mon fils cadet eut un jour le malheur, alors qu’il était au jardin d’enfants, de voir tomber sur son pouce un morceau de bois suffisamment lourd pour le lui casser. Nous retournâmes une fois encore à l’hôpital et, bien entendu, son ami le fantôme voulut l’y accompagner. La radiographie nous indiqua que l’os s’était fendu. Le médecin dut, sous anesthésie générale, rattacher la partie droite de l’os à celle de gauche. Il nous demanda ensuite de venir le revoir après un mois. A force de passer autant de temps dans un hôpital, nous finîmes par connaître son personnel. Une infirmière me demanda si je n’avais pas une maîtresse à l’hôpital et que mon fils n’était pas un prétexte pour la voir ! Je lui répondais chaque fois par un sourire qui indiquait que je préférerais éviter cet endroit.

A la fin du mois d’octobre, le médecin avait retiré les fils. Quelques appels téléphoniques suffirent à me convaincre que la grand-mère de mes enfants avait envie de voir ses petits-fils. Ils étaient pour elle ses plus beaux trésors, si bien que nous décidâmes de partir à Taïwan durant une vingtaine de jours.

Lorsque nous fûmes sur l’île au Trésor, mon fils me confia qu’il était toujours ennuyé par des esprits, bien que ce ne soient pas toujours les mêmes. Je contai cette histoire à ma mère. Elle le serra bien fort dans ses bras et entreprit de le conduire auprès d’un prêtre taoïste. Ma femme et moi sommes des ingénieurs. Mais ce qui arrivait à notre enfant ne s’expliquait pas avec des équations mathématiques ! Pourtant je trouvais étrange que mon fils se rende chez un prêtre taoïste. J’avais en effet pour ce genre de personnage bien peu d’estime : je n’y voyais que des imposteurs dont l’activité consistait uniquement à voler les gens. Ma femme elle-même s’opposa fermement à la décision de ma mère qui, de son côté, était tout aussi résolue à aller au bout de son projet. Je donnai finalement mon accord et, dans le seul but de tranquilliser ma mère, je sortis un peu d’argent. Elle trouva à Kaohsiung un prêtre dont la notoriété n’était plus à faire. Lorsque nous fûmes arrivés chez lui, nous fûmes amers en voyant qu’une longue file de personnes nous précédait et qu’il nous fallait attendre un bon moment avant d’être reçus.

Dans la queue, nous vîmes le prêtre déposer du riz dans une tasse, qu’il enferma dans un tissu rouge. Il cita ensuite quelques mantras dont nous ne comprîmes rien. Puis il dénoua le tissu et consulta le riz et adressa quelques mots à la personne qu’il devait soigner. Cinq minutes en moyenne lui étaient nécessaires pour soigner ses patients. Vêtu d’un tee-shirt blanc sur lequel était indiqué « Just do it », il portait à la ceinture son téléphone portable, un jean et des baskets. Il nous était difficile d’imaginer, en voyant tout cet accoutrement, qu’il s’agissait bien d’un prêtre taoïste. Qui plus est, le tarif unique de cinq euros était très bon marché.

Lorsque ce fut notre tour, il demanda à mon fils cadet de s’asseoir sur une chaise. A peine mon enfant fut-il assis qu’il hurla :

« Fantasma ! Fantasma ! »

Après que le prêtre eut accompli son rituel, il me dit quelques mots qui me laissa bouche bée.

« C’est la seconde fois que le pouce est cassé, n’est-ce pas ? me confia-t-il sur le ton sympathique d’un dialecte taïwanais. Ton fils avait envie de jouer dans l’eau. Mais il a glissé, s’est heurté la tête contre une pierre et a manqué de se noyer, n’est-ce pas ? Ton fils est poursuivi par quelque chose qui n’est pas clair, et je veux le faire partir. »

Il a fixé sur la tête de mon fils le tissu rouge qu’il avait plus tôt employé. Il a cité un mantra incompréhensible pour moi, puis a jeté du riz sur mon petit en disant « va-t-en ! » en taïwanais. Puis, brutalement, il prononça cette phrase laconique :

« Au suivant ! »

Il ne m’a pas laissé le temps de lui poser quelques questions. Ce fut vraiment « Just do it » ! Ma femme, qui ne connaissait pas le taïwanais, voulut savoir ce que le prêtre avait dit. J’étais moi-même si surpris par cette expérience que j’avais du mal à parler.

« C’est sidérant. Allons, rentrons à la maison », me contentai-je de lui répondre.

Quand nous fûmes rentrés, mon fils m’avoua que le fantôme qui l’embêtait avait disparu et qu’il ne désirait plus l’ours en peluche dans lequel s’était réfugié l’esprit. Ainsi fut-il séparé de son ami le fantôme.

Ma femme me demanda ensuite toutes sortes d’explications sur ce phénomène, et en particulier elle s’interrogea sur la manière dont le prêtre avait pu savoir tout ce qui s’était passé chez mon enfant. Mais je n’avais aucune réponse à lui soumettre ! Quelques jours après, elle demanda à sa belle-mère de la ramener auprès du prêtre afin de s’y faire soigner, et voulut également que mes enfants et moi-même soyons soignés à notre tour. Mon fils ainé, ne voulait pas recevoir les soins de cet homme, en dépit des nombreux cauchemars qu’il faisait. Il avait peur en effet que le prêtre le réprimande dans le cas où il lui mentirait. Nous lui garantîmes qu’il n’en serait rien, mais cela ne suffit pas à le rassurer. Au jour de la visite, nous étions précédés par un garçon armé de béquilles. Sa jambe était plâtrée et son bras enveloppé dans un bandage. Lorsque ce jeune homme fut assis, le prêtre le frappa violemment en lui.

« Il y avait un feu rouge. Pourquoi l’as-tu brûlé avec ta mobylette ? C’est ben fait pour toi ! Je te soigne aujourd’hui, mais ne compte pas sur moi pour te guérir une seconde fois, si tu recommences à faire ce genre d’inepties. »

Bien évidemment, mon fils, en voyant cette scène, fut saisi de peur ! Il s’enfuit à toutes jambes. Il me fallut l’attraper par les bras et à ma mère lui promettre des glaces et une grande boîte de Lego. Cet argument le convainquit de consulter le prêtre.

« Tu fais souvent des cauchemars, n’est-ce pas ? interrogea l’homme. Tu lis des Harry Potter avant d’aller te coucher, n’est-ce pas ? »

Après avoir fait son rituel, il nous laissa partir, en nous disant que la source de ses cauchemars venait simplement de ses lectures.

Ces trois semaines sont ainsi passées très rapidement. De retour en France, mon fils cadet visita chaque pièce de la maison et, avec sa petite voix d’enfant, il répétait chaque fois :

« Mais où ils sont, les gens ? Ils ont tous disparu. »

Mon fils ainé, de son côté, me supplia d’aller dans la cave. Il y installa une chaise, dessina sur les murs des symboles qui voulaient imiter ceux qu’il avait vus dans l’antre du prêtre taoïste. Il se saisit d’une tasse qu’il remplit de riz, se procura un tissu rouge et m’invita à m’asseoir confortablement sur sa chaise. Il procéda au rituel que le prêtre avait exercé sur lui quelques jours plus tôt, prononçant des paroles qui, au niveau au moins de l’intonation, ressemblait à celle qu’avait employé le prêtre. Il observa le contenu de la tasse et s’exclama triomphant :

« Regarde, papa, ça marche ! »

La disposition des grains de riz donnait l’illusion d’un visage riant, ce que j’étais précisément en train de faire. En mon for intérieur, je me satisfaisais de voir que mon enfant pouvait devenir plus tard scientifique, puisqu’il avait un esprit propre à comprendre et à chercher le fonctionnement des choses.

Mais au-delà de ces anecdotes, les esprits étaient-ils vraiment partis, ou bien mon fils n’était-il plus capable de les voir ? Et s’ils avaient disparu, de quel pouvoir disposait le prêtre pour réussir une telle chose ? Avait-il utilisé la force du grand fantôme pour chasser les petits qui hantaient notre maison ? Je n’en sais toujours rien.

La vie est un long fleuve tranquille. Si mes enfants et moi-même étions très à l’aise dans cette maison, ma femme ne s’y sentait pas bien. En 2011, mon maître d’arts martiaux me permit de découvrir le véritable enseignement du Bouddha. Quelques années plus tard, il fut officiellement reconnu comme un être illuminé, bien après que, alors que j’avais treize ans, je l’eus connu en Argentine. Pour ma part, je le considère comme mon propre père. J’étais très heureux, en apprenant son illumination, que c’était une chose tout à fait accessible.

Lorsque je découvris le véritable enseignement, je rencontrai un certain nombre de complications : ma voiture fut volée et ma femme partit pour quelqu’un d’autre. A ce sujet, je la soupçonnais déjà de m’être infidèle, mais je ne parvenais pas à croire que ce fût vrai. Elle était rarement à la maison, arguant que son travail la retenait, et ne passait à la maison que de façon occasionnelle, pour voir nos enfants. Puis vint le moment où elle demanda le divorce, la moitié de la vente de la maison et une indemnité pour qualité de vie sur sept années par rapport. Je n’étais évidemment pas d’accord au sujet de ces exigences, ce qui provoqua entre nous de nombreuses disputes. Le camélia du jardin semblait mieux me comprendre que ma femme : cette année-là il ne produisit pas une seule fleur !

Je parlai à mon professeur d’arts martiaux de cette situation. Il me recommanda de saluer quotidiennement le Bouddha. Je m’exécutai, demandant au Bouddha pourquoi ce genre de choses n’arrivait qu’à moi. Peu après, je fis un rêve dans lequel je me voyais dans une vie antérieure avec ma femme[1]. Réveillé en pleurs, je sortis du lit et m’en vins saluer le Bouddha, le visage encore ruisselant de larmes. J’avais reconnu mon tort : j’avais une dette envers elle, en sorte que j’étais disposé à accepter toutes les conditions que pouvait m’imposer mon épouse, sans chercher la moindre négociation. La mort ne nous permet pas d’emporter avec nous notre argent, il est donc bien inutile de nous y attacher.

Le sutra du cœur évoque l’idée que nous avons en nous un vrai cœur. Ce cœur jamais n’augmente et jamais ne diminue, et il n’a ni commencement ni fin. Je voulus donc donner à ma femme ce que je pouvais, dans la mesure où mon vrai moi, de toute façon, demeurait inchangé. Mon seul espoir est qu’elle puisse un jour accepter l’enseignement du Bouddha et qu’elle le pratique jusqu’à accéder à la sagesse de l’illumination.

Pour vendre la maison, nous fîmes de la publicité et nous passâmes par plusieurs agences. De nombreuses personnes étaient séduites, cependant nous reçûmes peu de propositions. Certaines d’ailleurs, au moment de visiter la maison, tombaient en arpentant le jardin et une dame de l’agence se heurta contre un poteau. C’était si comique que nous aurions pu filmer ces scènes cocasses et les envoyer à des émissions dédiées à ce genre de plaisanteries ! Il me fallait parfois me retenir de rire pour ne pas les vexer.

Au reste, je saluai le Bouddha chaque jour en espérant que la maison trouve rapidement preneur. Un matin, alors que l’aube n’avait pas encore chassé les ténèbres de la nuit, je me suis levé et, posé dans le salon, je m’immergeai dans la méditation. Soudain je vis un enfant, alors que je venais d’ouvrir les yeux. Je sursautai en le voyant et j’avais un peu peur. Je détournai mon regard de ce petit garçon blond châtain qui devait avoir une dizaine d’années tout au plus. En acceptant ensuite de l’observer, je vis qu’il semblait vouloir s’emparer d’un jouet télécommandé qui appartenait à mon fils, sans néanmoins pouvoir l’arracher de l’endroit où il était posé. Face à la difficulté qu’il rencontrait, je lui tendis un autre jouet, pensant qu’il pourrait s’amuser avec celui-là.

Et puis il me revint en mémoire le passage d’un sutra mentionnant l’idée que chaque geste et chaque mouvement d’un bodhisattva est inspiré directement de ce qu’il a assimilé dans son lieu de pratique[2]. Immédiatement je songeai que cet enfant qui me faisait face possédait lui aussi un vrai moi, et plus je l’observai, plus grandissait ma compassion. Il me laissait l’impression de plus en plus nette que ma maison avait été la sienne un jour ou l’autre. Le petit garçon fit quelques pas vers moi et tendit sa main dans ma direction, s’employant à me toucher. A ce moment là je sentis me traverser un courant froid, alors que sa main, très doucement, s’approchait de mon visage. Je serrai alors sa main entre les miennes. Ce contact est inoubliable. C’était une sensation extrêmement douloureuse, non physiquement, mais je ressentis à cet instant une profonde pitié pour cet enfant. En outre, la sensation était plus froide que tout ce que j’avais pu sentir jusque-là, un froid si violent, si particulier qu’il se propageait jusque dans mon dos, ma tête et mes os. Un froid viscéral. Pourtant, en dépit de la douleur, je maintins sa main entre les miennes et lui demandai de répéter : « Namo Amitabha Bouddha ». Mais, comme il ne parvenait pas à prononcer ces mots, j’entrepris de reprendre cette formule avec lui, mais cette fois en procédant syllabe après syllabe et en chinois. Tout en visualisant l’image d’Amitabha Bouddha, je l’invitai à répéter les syllabes que je prononçais :

« A… Mi…To…Fo… »

Il répéta avec ainsi une première fois, puis une seconde fois. Il me dit ensuite qu’il allait partir.

« Où vas-tu aller ? lui demandai-je. Ici, tu es chez toi. »

Il ne répondit rien, si bien que je repris la parole :

« Si tu pars, je te recommande d’aller chercher quelque chose à manger dans la cuisine, afin que, pendant le trajet, tu n’aies pas le ventre creux. »

Au seuil de la cuisine, l’enfant me salua en joignant ses mains. Je le saluai de la même manière, en prononçant une fois encore : « Amitofo ». Avant qu’il y entre, la cuisine fut subitement emplie d’une lumière blanche et dorée. Je sentis qu’il n’avait pas envie de me quitter. Je fermai les yeux et me concentrai sur ma méditation, et quand je rouvris les yeux, le soleil avait jeté ses premiers rayons dans le salon. Je me levai, me rendis à la cuisine. Il n’y avait plus personne. La lumière y était éteinte. J’en vins à me demander si je n’avais pas rêvé de cette rencontre avec ce petit garçon. Mes mains pourtant conservaient encore cette froideur désagréable qui les avait saisies.

Le Bouddha Sakyamuni évoqua souvent un autre bouddha : le Bouddha Amitabha (AMITOFO en Chinois), et la terre pure qu’il occupe. Cette terre est sublime : on y trouve d’innombrables fruits précieux, des piscines qui portent dans leur ventre d’eau sept sortes de trésors ; de l’eau y ruisselle qui contient huit sortes de vertus, lesquelles peuvent nous libérer de la souffrance. Pensez encore que les habitants de cette terre ne travaillent pas : qu’ils songent seulement à manger, à boire, à se loger, et ces choses leur apparaissent immédiatement. Ces habitants ne meurent pas et nul d’entre eux n’est contaminé par le vice, en sorte que nous pouvons être certains que, plus tard, ils se libèreront de la souffrance et sauront aider les autres à le faire eux-mêmes : ce seront de grands bodhisattvas.

Le Bouddha Amitabha avait prononcé quarante-huit vœux. L’un d’eux dit à peu près ceci : « si quelqu’un, ayant entendu mon nom et ayant mis sa confiance dans ma parole, désire se poser sur ma terre, il n’aura point besoin de prononcer plus de dix fois mon nom, et il y renaîtra. Je m’engage à n’être jamais un bouddha si une seule de ces personnes, ayant agi comme je l’ai indiqué, ne s’y retrouve pas. » 

Soyez certain, que le Bouddha Amitabha ne manquera pas à sa parole, étant déjà un bouddha. Je suis convaincu que le petit est déjà parti avec le Bouddha AMITABHA.

La maison fut vendue peu de temps après que l’enfant l’eut quittée. Attendait-il que nous soyons les nouveaux habitants dans cette maison ? Je l’ignore, mais j’avais senti, lors de notre rencontre, que nous avions en commun de nombreuses affinités karmiques.

Mon divorce se déroula sereinement (j’invitai d’ailleurs mon ex-femme à dîner). De mon côté, je trouvai, dans la même rue que celle où nous avions vécu, une petite maison que j’achetai. A chaque retour de mes vacances à Taïwan, je lui offrais du thé que je m’étais procuré là-bas. Parfois aussi elle m’offrait quelque chose de ses propres vacances. C’est une erreur de penser que, dans un divorce, une seule personne puisse avoir tous les torts. En fouillant dans la mémoire de nos vies antérieures, j’avais compris que, lorsque deux personnes divorcent, aucune d’elles n’a tort.

Cette histoire prendra fin ici, en espérant que le lecteur puisse mener une existence tranquille et atteindre la sagesse du Bouddha.

Amitofo.

PS. J’ai raconté cette histoire de fantôme à mes enfants. Mon fils cadet n’en a plus aucun souvenir. Mon fils ainé, en revanche, en a gardé une mémoire très claire et a inventé à ce sujet une théorie toute personnelle : peut-être qu’il était décédé après sa noyade et qu’un esprit l’avait possédé ! Mon fils ne serait donc pas ce que nous croyons ! Son frère lui a suggéré d’écrire un roman. Quant à moi, je lui ai dit que c’était là une chose impossible. Et si c’était effectivement le cas, il n’en resterait pas moins toujours mon fils.
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[1] Cf « Une autre vie au Tibet ».

[2] Le lieu de pratique véritable est le vrai moi du bodhisattva.