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(Jataka)
Devadatta, cousin du Bouddha Sakyamuni, poursuivait depuis longtemps la réputation et les bénéfices divers qu’il pouvait retirer de ses actes. Il se montrait jaloux à l’endroit du Bouddha car il désirait d’être lui-même le guide des moines, et ne pouvait accéder à cette fonction. Il rêvait déjà de pouvoir, à la mort du Bouddha, enfin réaliser ses ambitions, et ce faisant, il en vint à se demander quel mal il pourrait causer au Bouddha qui précipiterait sa chute.
Aussi convoqua-t-il un demi-millier d’archers afin que chacun d’eux lançât sa flèche sur le Bouddha sitôt qu’il le verrait. Une pluie de flèches aiguisées s’abattit ainsi en direction du Bouddha dès qu’il apparut, cependant aucune ne parvint à l’effleurer. Un tel prodige ne manqua évidemment pas de méduser les archers, qui voulurent dès lors se confesser auprès du Bouddha. Tous alors, ayant vu que le Bouddha tentait de les aider alors même qu’ils avaient voulu le tuer, s’élevèrent au rang de srôtâpanna, des pratiquants ayant atteint le premier niveau d’arhat, se firent moines et devinrent plus tard de grands arhats.
Le Bouddha raconta alors que cette rivalité que Devadatta nourrissait envers lui ne datait pas d’hier : il y a très longtemps déjà, un commerçant, accompagné de cinq-cents autres, était parti en quête d’un trésor englouti dans les eaux d’un océan. Ils parvinrent à récupérer un fort joli butin, mais le bateau, au moment de retourner au port, dut affronter un tourbillon terrible. Alors que les hommes couraient à leur perte, un asura d’une grande méchanceté apparut et, avec un cruel sourire, se saisit du malheureux vaisseau, ce qui alarma les matelots qui, malgré tous leurs efforts pour échapper à l’asura, se sentaient impuissants à lui échapper. Ils prièrent alors pour qu’un miracle les sauvât des dangers qu’ils encouraient. Ce fut dans cet instant qu’ils virent une île surgir lentement des eaux tourmentées. Or, lorsqu’ils s’en approchèrent, ils virent qu’il s’agissait en vérité d’une tortue gigantesque. Tous alors purent accoster sur la carapace du reptile, laissant l’asura à sa rage.
La tortue se mit alors à nager jusqu’au rivage et leur permit ainsi de se retrouver en toute sécurité. L’animal, cependant épuisé par ses efforts, s’endormit sur le rivage, ce qui inspira chez certains commerçants affamés le désir de le tuer et de s’en nourrir. D’autres hommes intervinrent cependant en rappelant que la tortue leur avait sauvé la vie et qu’il eût été profondément inique de vouloir la tuer, d’autant plus qu’il s’agissait là peut-être d’un dieu céleste. On répliqua à ceux-là avec indifférence que, s’ils ne mangeaient pas tous, ils mourraient de toute façon, et que cela importait peu, au fond, que leur mort fût causée par un tourbillon, par un asura ou par la faim : l’essentiel à cette heure était de survivre, non de faire montre de compassion et de gratitude. Le commerçant qui avait dirigé jusque-là les opérations prit alors la plus grosse pierre que ses forces pouvaient lui permettre de soulever, et l’abattit violemment sur le crâne de la tortue, laquelle mourut sur le coup. Il découpa alors le corps de la tortue, s’en nourrit et, l’esprit et l’estomac satisfaits, il s’endormit. Mais, durant la nuit, la terre se mit à trembler : un puissant troupeau d’éléphants était en train de s’approcher des commerçants. Ces derniers cherchèrent d’abord, par une sorte de réaction instinctive, l’aide de la tortue, avant de se rappeler qu’ils l’avaient tuée. Les hommes ne survécurent pas à l’attaque des pachydermes qui, sous leurs pattes énormes, les piétinèrent.
Ainsi pouvons-nous comprendre que la tortue était une ancienne incarnation du Bouddha, cependant que le plus cruel des commerçants était Devadatta lui-même et les archers, le demi-millier d’hommes qui l’accompagnaient.