Susan, l’écrivaine taïwanaise qu’il n’est plus utile désormais de présenter, m’avait, un certain jour, reposé la question du point de vue bouddhiste sur le sentiment amoureux et sur la sexualité. Elle m’avait au même instant envoyé le dernier texte qu’elle avait rédigé. Je lui avais fait parvenir en chinois la précédente histoire de ce recueil en manière de réponse, mais cela n’avait manifestement pas suffi à lui faire comprendre les choses.
Aussi ai-je décidé d’écrire le texte suivant en vue de l’aider à répondre plus clairement à la question qu’elle m’avait soumise. Je réserverai en outre, comme une conclusion, un bilan, quelques lignes au passage d’un sutra.
Une amie française s’était éprise d’un jeune homme marié qui, de surcroît, la traitait d’une façon très équivoque ; il souhaita finalement s’en séparer, ce qui lui causa une peine infinie. Elle me téléphona donc. Les larmes brisaient sa voix, et il n’y avait dans ses paroles rien que de négatif au sujet de son ex. Puis, elle me demanda mon avis sur sa situation, après avoir pris soin cependant de m’indiquer que, sans lui, sa vie n’avait plus de sens. Je lui expliquai alors que, pour avoir moi-même vécu quelques déceptions amoureuses, je comprenais sa douleur, particulièrement cette sensation très déplaisante d’un cœur déchiré.
Je me demande à présent si le mariage doit être la finalité de toute relation amoureuse, s’il nous permet de posséder l’autre, s’il nous donne réellement d’aimer l’autre jusqu’à ce que la mort nous sépare. Une histoire d’amour se calque-t-elle systématiquement sur ce modèle ? Implique-t-elle que l’un ne soit rien sans l’autre ?
Je suis un pratiquant bouddhiste et, quoique débutant, j’aimerais avec vous partager quelques idées bouddhistes. Il se peut que vous ne soyez pas d’accord avec elles. Ce ne sera pas grave : vous n’aurez alors qu’à prendre une tasse de thé et rire de ce livre !
1. Xu Zhimo et ses aventures amoureuses.
Le poète contemporain Xu Zhimo jouit d’une joli renommée depuis quelques décennies. Lorsqu’il rencontra à Londres la belle Lin Huiyin, il en tomba très vite amoureux et lui écrivit un nombre de poèmes considérable, dont certains furent exploités dans des chansons. L’un de ses poèmes, Par hasard, fut écrit à l’occasion de sa rencontre avec Mademoiselle Lin. Afin de pouvoir demeurer aux côtés de Mademoiselle Lin, il alla jusqu’à divorcer et s’éloigner de ses enfants, bien que la belle jamais ne daignât s’abandonner aux bras de notre amoureux. C’est pourtant dans ces tristes circonstances que Xu puisa beaucoup de son inspiration : il gonfla ses poèmes des plus forts sentiments qui l’habitaient (l’attente, la déception, l’espoir), et cette nourriture spirituelle porta sa poésie à un niveau de qualité littéraire exceptionnel. Quant à Mademoiselle Lin, elle lui préféra un autre homme. Lorsque ce dernier lui demanda pourquoi elle l’avait épousé, elle lui répliqua que les années qui lui restaient à vivre ne seraient pas de trop pour pouvoir lui répondre. Des journalistes avaient également interrogé la jeune femme, s’interrogeant sur les raisons pour lesquelles elle n’avait pas épousé Monsieur Xu, attendu qu’il était un poète fort célèbre déjà à l’époque. Mademoiselle Lin leur dit alors que Xu n’était pas amoureux d’elle, mais qu’il n’aimait rien tant que sa propre imagination. Son imagination, leur expliqua-t-elle, est si pleine d’un romantisme exacerbé que Xu ne pouvait aimer autre chose que ses propres sentiments. Elle était persuadée qu’il ne la comprenait pas réellement, et préféra ainsi accorder sa main à un homme qui, selon elle, la connaissait. Mademoiselle Lin est réellement pleine de sagesse, et l’on comprend aisément les raisons qui ont poussé Monsieur Xu à s’en éprendre.
Ce que nous aimons, en définitive, n’est pas la personne elle-même, mais ce que nous imaginons d’elle, les représentations mentales que nous nous en faisons. Si quelqu’un vous soutient être amoureux de vous, ne vous réjouissez pas trop, car en vérité, il ne vous connaît pas et ce n’est pas vous qu’il aime ! Ce qu’il aime, c’est ce que lui projette la fièvre de son imagination : il vous réinvente et n’aime point autre chose que cette créature née de ses fantasmes – ce qui revient à dire qu’il s’aime lui-même, à travers l’image qu’il a projetée de ce que vous êtes. Ce sont toutes ces divagations que, dans le bouddhisme, nous appelons l’ignorance de chaque pensée : nous nous attachons à nos fantasmes, aux rêveries que nous désirons voir se manifester dans le réel. Quiconque comprend que ce à quoi il s’attache est faux, qu’il est le fruit d’une conscience mentale fébrile, parvient à s’en détacher.
2. Monsieur et Madame Zhang.
Dans un dialecte taïwanais, on appelle « Monsieur ou Madame Zhang » quelqu’un qui, pour parvenir à son objectif, n’hésite pas à ennuyer tout le monde. Le sujet que nous allons à présent aborder concerne une amie qui, il ya quelques temps maintenant, en vint à s’éprendre d’un homme marié dont la femme était une véritable tigresse assoiffée de contrôle (je connais d’ailleurs en France beaucoup de femmes de cette envergure ! Au reste, on croit souvent que les Asiatiques sont d’un tempérament plus doux, cependant je vous assure que de nombreuses Chinoises, sur cette question, n’ont rien à envier aux Françaises !).
Cet homme marié, dans sa propre maison, n’eut jamais la moindre autorité : c’est sa femme, toujours, qui commandait ! Mais, avant de poursuivre, prêtons-lui un nom : Zhang. Quant à mon amie (que nous prénommerons Julie), c’était une personne pleine de tendresse, et Monsieur Zhang éprouva toujours envers elle un sentiment très positif, à tel point qu’un beau jour il entreprit de lui ouvrir son cœur. Il va de soi que Julie refusa de donner suite, dans la mesure où il était marié et qu’elle ne souhaitait pas être pour sa famille une source de conflit. Monsieur Zhang n’eut pas de peine à conclure que, s’il voulait vivre avec Julie, il devait se séparer de son épouse. Aussi annonça-t-il à la jeune femme que, si elle lui accordait un peu de temps, il engagerait très bientôt une procédure de divorce. Il ajouta que, sans elle, sans l’amour qu’il lui vouait, il ne pouvait être heureux. Ces quelques mots que lui avait dits Monsieur Zhang avaient rendu Julie extrêmement heureuse, en sorte que, peu de temps après, elle m’avait appelé pour partager avec moi la joie immense qui l’habitait.
Le lendemain, Monsieur Zhang lui annonça que, finalement, il avait décidé de ne plus divorcer parce que son épouse, contrairement à ses habitudes, avait fait profil bas pour persuader son mari de rester avec elle. Elle l’exhorta si bien à penser au mal qu’il ferait à leurs enfants s’il la quittait, que l’homme, vaincu, recula et renonça à ce qui, la veille encore, lui apparaissait comme une décision irrévocable. En effet, ne voulant point délaisser son rôle d’« homme invisible » pour celui, pire encore, de grand méchant de la famille, il s’était empressé d’abandonner son projet.
Après que Monsieur Zhang eut terminé d’annoncer à Julie sa nouvelle résolution, la jeune femme se précipita de nouveau sur son téléphone pour évoquer ce qui, d’un jour à l’autre, avait transformé un magnifique bonheur en une cruelle déception. Elle qualifia Monsieur Zhang des plus doux noms d’oiseaux, avant de sonder ma propre opinion sur cette situation.
« Que préfères-tu entendre, lui retournai-je, la vérité ou un mensonge ?
– La vérité, s’il te plaît, me répondit-elle.
– La vérité, c’est que Monsieur Zhang ne t’aime pas. Il est si peu respecté, si peu entendu au sein de sa famille que son ego est affamé de reconnaissance. C’est donc à l’extérieur qu’il espère trouver cette chaleur humaine, ce respect que ne lui offre pas son épouse. Sa femme, en ce moment, joue les cartes de l’humilité et de la bienveillance pour éviter de ruiner son mariage, si bien que son mari se sent heureux dans sa famille et qu’il ne désire plus divorcer : son ego est reconnu ou tout au moins, il en a le sentiment. Mais, attends quelques jours, et tu le verras revenir vers toi et de nouveau demander le divorce pour t’épouser ! »
Cela ne manqua pas. Il fallut attendre tout juste une semaine pour voir Monsieur Zhang revenir vers Julie et lui promettre ce qui avait tant réjoui la jeune femme quelques jours plus tôt. La conscience mentale de cet homme changeait si rapidement d’idées !
« Toi non plus, d’ailleurs, tu n’aimes pas Monsieur Zhang, ajoutai-je. Ce que tu aimes, ce n’est que la proposition de Monsieur Zhang, car elle t’ouvrait les portes de quelque agréable rêverie. Ce n’est que d’une pensée dont tu t’es éprise, d’une illusion ! Voilà pourquoi tu es si triste : en réalité, tu es attachée à cette pensée, et plus profondément, à toi-même. »
Julie et Monsieur Zhang, ce n’étaient finalement que deux égoïstes qui se rencontraient et se séparaient. Cependant je reconnais que les paroles que j’ai dites à Julie étaient pour elle sans doute un peu cruelles. D’ailleurs, elle refusa de reconnaître que mes propos fussent vrais, et elle finit par cesser de m’appeler pour me confier ses sentiments. Ce n’est pas grave, et je suis conscient de la dureté des mots que j’ai employés.
J’ai voulu, par cette histoire, démontrer que notre ego est sans cesse en train de prendre des décisions, et qu’à chacune de ses décisions il s’attache aux illusions qui s’ensuivent. Or, plus notre ego s’attache à ces illusions, plus il s’y enferre, et plus il éprouvera de difficultés à prendre des décisions « librement ».
Si un maître rattaché au bouddhisme vous demande d’apprendre à maîtriser toutes les situations, c’est qu’il méconnaît l’enseignement du Bouddha. Cette voie ne permet nullement de prendre du recul, tout au contraire, elle accorde à notre ego la possibilité de nous guider. La pratique bouddhiste consiste à ralentir le rythme de la pensée par une observation détachée des pensées et à les analyser, au lieu de chercher à constamment maîtriser les pensées et les situations. Il devient possible alors de chercher le vrai cœur en nous, notre tathagatagarbha, qui est le véritable maître en nous, bien qu’en même temps il ne remplisse pas cette fonction…
3. Quels chemins de réincarnation suivent les personnes qui ont un trop fort attachement sexuel ?
Dans le chapitre XVI du Shurangama sutra, le Bouddha expliqua à Ananda que, à mesure que les gens sont préoccupés par la question sexuelle, leurs organes sexuels produisent plus de liquide. L’appétit sexuel fait partie de ces désirs qui nous empêchent d’évoluer. Si quelqu’un souhaite réfléchir ou méditer, il respecte plus aisément les préceptes bouddhistes, son corps et son esprit sont bien plus légers. Si le désir sexuel et la réflexion ont part égale chez l’individu, celui-ci se réincarnera en tant qu’être humain (et si le désir sexuel est moins fort que la réflexion, il peut aller même jusqu’aux paradis ou entrer dans le monde de la forme). Si le désir sexuel est un peu plus important que la réflexion, il se réincarnera en oiseau, et s’il est relativement plus important, c’est en bête sauvage qu’il vivra sa prochaine incarnation. S’il est beaucoup plus important que la réflexion, il deviendra fantôme, et si, enfin, le sexe seul occupe ses pensées, la porte de l’enfer lui est grande ouverte !
Si vous souhaitez connaître plus de détails sur ce sutra, une traduction sera réalisée dans quelques temps par l’Association du Vrai Cœur.
J’achève ici mon histoire. Pensez-vous encore, à ce stade, que l’idée est vraie selon laquelle nous ne sommes rien sans l’autre ? Vous demandez-vous encore ce qu’est la perfection, ou le vrai sens de la vie ? Je vous invite en ce cas à lire les autres ouvrages proposés par notre association.
Amitofo.