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Le dieu de la mer


« Le sutra des saints et des ignorants – chapitre V »

Ainsi ai-je entendu. Le Bouddha s’était rendu dans le royaume de Savatthi, au monastère de Jetavana. Dans ce royaume vivaient cinq cents commerçants affairés à trouver un trésor englouti dans les profondeurs de l’océan.

Avant leur départ, ils jugèrent qu’il était sans doute préférable qu’un homme sage les accompagnât dans leur expédition et qu’il leur servît de guide. Ils trouvèrent donc un pratiquant qui maintenait les cinq préceptes, pour sillonner les mers avec eux.

Alors qu’ils fendaient les eaux, le dieu de la mer se métamorphosa en yaksa. Son visage couronné de flammes au centre duquel étaient fichées deux longues canines, était monstrueux, et sa peau était d’un violet foncé. La créature parut et se saisit du navire afin d’empêcher sa progression.

« Connaissez-vous quelque chose de plus affreux que moi ? demanda-t-il aux matelots.

– Oui, intervint le sage, il existe des choses bien plus laides que vous.

– A qui pensez-vous donc ?

– Il existe de nombreux êtres ignorants encombrés de mauvais karmas – des êtres qui ont tué, volé, eu des rapports sexuels illégitimes, menti, tenu des doubles discours, injurié, parlé en des moments inappropriés, montré une grande avidité, exprimé de la colère, entretenu des visions erronées. Ces gens sont ensuite charriés en enfer, en ces lieux où ils souffrent infiniment, où des démons les supplicient : ils tranchent, par exemple, leur chair avec des couteaux, ou les écartèlent avec des chariots… L’enfer regorge de ces milliers de tortures. D’aucuns sont réduits en poudre. Des montagnes parfois ou des forêts se dressent, aiguisées comme des épées. Des êtres sont brûlés dans des chariots enflammés, ébouillantés dans des marmites, pétrifiés dans des blocs de glace, vautrés dans des excréments brûlants… Ces supplices durent parfois des milliers d’années. L’enfer est bien plus affreux que cet aimable visage que vous nous montrez ! »

Le yaksa, ayant entendu ces paroles, laissa le bateau reprendre sa route et partit se réfugier dans les replis des fonds marins. Le navire flotta sur les eaux durant quelques lieues, avant que le dieu de la mer prît la forme d’un homme si émacié qu’il semblait un squelette. Il retint alors une nouvelle fois la progression des commerçants, et leur demanda s’ils connaissaient quelqu’un de plus étique que lui.

« Bien entendu, répondit le sage.

– Qui donc ? interrogea le dieu.

– Les ignorants, ceux qui ont de mauvaises habitudes, qui sont avares, cupides ou jaloux, qui jamais ne sont généreux. Ceux-là, à leur mort, deviennent des esprits affamés. Leur corps est alors aussi grand qu’une montagne, mais leur gorge n’est pas plus large que le trou d’une aiguille. Leurs cheveux sont longs et hirsutes, leur corps d’une extrême maigreur. Il n’est point d’eau et de nourriture nulle part pour ces créatures qui errent ainsi, affamées, assoiffées durant des milliards d’années. Ainsi leur corps est-il bien plus hâve que le vôtre ! »

Le dieu de la mer, à ces mots, lâcha le navire et s’enfonça dans les flots. Les navigateurs purent avancer encore d’une poignée de lieues, puis le dieu de la mer reparut sous les traits d’un être magnifique.

« Dites-moi, existe-t-il être plus beau que moi ? demanda-t-il.

– C’est évident, assura le sage.

– Dites-moi donc qui est plus beau que moi ! s’enquit le dieu.

– Ceux qui sont sages, qui adoptent un juste comportement, s’emploient à être généreux, entretiennent une parole et une pensée pures, montrent une grande persévérance dans leur pratique, respectent les trois trésors, font don de nourriture à l’endroit des trois trésors. Ceux-là, à leur mort, renaissent dans un paradis céleste. Leur visage y est pur, sublime et formidablement rayonnant. Si je te comparais à eux, ajouta le sage, tu ressemblerais à un singe aveugle quand ils auraient l’apparence d’une jeune femme resplendissante. Sache qu’ils sont dix millions de fois plus beaux que toi. »

Le dieu ouvrit alors la paume de sa main et y déposa un peu de l’eau de la mer, puis il posa la question suivante :

« De l’eau de l’océan ou de l’eau que retient ici ma main, quelle est celle dont la quantité est la plus importante ?

– La quantité d’eau qu’il y a dans ta main est bien plus grande que celle que contient l’océan tout entier.

– Peux-tu prouver que ce que tu avances est juste ?

– Ce que je dis est juste, et je peux le prouver : si l’océan renferme beaucoup d’eau, il viendra un jour où il aura entièrement disparu. A la fin d’un grand kalpa apparaitront deux soleils qui empêcheront tout nuage de se former et toute pluie de tomber. Puis trois soleils éclaireront le ciel, et les rivières s’évanouiront à leur tour. Puis il y aura quatre soleils, si bien que les grands lacs et les fleuves mourront eux aussi. Cinq soleils ensuite rempliront les nues, et le niveau des océans baissera. Lorsqu’il y en aura six, elle diminuera des deux tiers. Lorsqu’il y en aura sept, il n’y aura plus d’océans. Les montagnes et la terres se deviendront d’immenses brasiers.

Apprenez par ailleurs que s’il est quelqu’un qui, ayant foi dans le Bouddha, possède un cœur pur et accepte de donner au Bouddha, au sangha, à ses parents, aux miséreux ou aux animaux le peu d’eau même qu’il porte dans la paume de sa main, les mérites qu’il retirera de cette action seront infinis. En ce sens, je peux dire que l’eau de l’océan est d’une moindre quantité que celle que contient votre main. »

Le dieu de la mer, ayant entendu ces mots, en trouva une joie très vive. Il couvrit le sage de nombreuses richesses et le pria de les offrir au Bouddha ou à la communauté des moines. Le sage et les commerçants retournèrent au pays d’où ils étaient venus, visitèrent le Bouddha Shakyamuni, le saluèrent en posant leur tête sur ses pieds, puis lui remirent les trésors du dieu de la mer. Ils lui demandèrent ensuite s’ils pouvaient devenir ses disciples et apprendre le véritable enseignement.

« Sages bikkhus ! » dit le Bouddha, et à cet instant même tous perdirent leurs cheveux et furent revêtis d’une robe monacale.

Le Bouddha partagea avec eux l’enseignement, l’accommodant à chacun selon les affinités karmiques que chacun pouvait avoir avec lui. Tous sans exception atteignirent ensuite l’illumination et chassèrent de leur esprit leurs pensées indésirables. Ils devinrent également de grands arhats. Ceux qui avaient assisté à ce moment et avaient écouté l’enseignement du Bouddha en furent très heureux et promirent de persévérer dans leur pratique.