(Damamukanidanasutra – chapitre 14)
Ainsi ai-je entendu. Le Bouddha se trouvait dans le royaume de Kusagrapura, dans la montagne de Grdhrakuta. Il y était tombé malade. Le médecin qui le soigna utilisa trente-deux plantes différentes et lui en donna trente-deux lians[1]. Devadatta, arrogant et jaloux du Bouddha, voulait toujours agir comme lui et jouir des mêmes mérites. Ayant appris sa maladie, il souhaita bénéficier de la même prescription. Le médecin lui administra donc quatre lians de ces plantes.
« Combien de lians le Bouddha prend-il ? demanda Devadatta.
– Trente-deux, lui répondit le médecin.
– Si le Bouddha a eu trente-deux lians, j’en veux autant.
– Certainement pas : ton corps est différent de celui du Bouddha, et si le médicament que tu prends est en quantité trop importante, tu seras malade.
– Mon corps est identique à celui du Bouddha. Par conséquent, je dois prendre trente-deux lians. »
Devadatta prit donc les trente-deux lians. Mais, son organisme, ne parvenant pas à les assimiler, souffrit très vite au niveau de ses articulations et lui-même ne trouva pas le sommeil. Le Bouddha, ayant eu pitié de lui, caressa sa tête et fit disparaître les effets qu’avaient produits les médicaments, en sorte qu’il ne souffrit plus. Devadatta, qui avait alors perdu connaissance, reconnut, à son réveil, la main du Bouddha.
« Les tours de Siddhartha ne valent rien. Il a juste quelques connaissances en médecine. »
Ananda, ayant entendu ces propos, se rendit auprès du Bouddha et s’agenouilla devant lui.
« Devadatta ne reconnait pas votre miséricorde, lui dit-il. Vous l’avez guéri et il continue de vous diffamer. Qu’est-ce qui le pousse à adopter sans cesse un pareil comportement envers vous ?
– Ce n’est pas la première fois qu’il me diffame et me fait du mal : il l’a déjà fait durant de nombreuses vies antérieures.
– Nous aimerions connaître la cause de ces diffamations, de tous ces mauvais karmas.
– Ecoutez, fit le Bouddha. Il y a d’immesurables kalpas, dans la montagne de Sumeru, dans la ville de Varuna vivait le roi Brahmadatta. C’était un homme tyrannique, colérique, égoïste, ne songeant qu’à s’amuser, et qui, à cause de sa jalousie, ne manquait pas de blesser les autres. Ce souverain rêva un jour qu’une bête dorée irradiait une lumière elle-même dorée. Il songea alors que cet animal devait certainement exister. Aussi demanda-t-il à des chasseurs de le tuer et de lui apporter sa peau, promettant de grandes récompenses à ceux qui pourraient la dépecer et aux sept générations suivantes. En revanche, les chasseurs qui échoueraient seraient tués. Ayant reçu cet ordre, les chasseurs en éprouvèrent une vive tristesse et furent jetés dans une grande indécision. Comment pouvaient-ils trouver cette bête qui n’existait peut-être que dans le rêve du roi ? Et s’ils ne la trouvaient pas, ils risquaient leur vie. Et puis, il y a dans la forêt de nombreuses bêtes sauvages potentiellement mortelles : le seul fait de chercher cet animal dans la forêt leur ferait prendre des risques considérables pour leur vie. Aussi décidèrent-ils de payer quelqu’un pour aller récupérer l’animal à leur place. Ayant trouvé un homme courageux, les chasseurs dirent :
« Si tu réussis à trouver cet animal, nous t’offrirons toute notre fortune, et si tu meurs dans la forêt, nous la remettrons à ton épouse et tes enfants. »
Le courageux chasseur partit donc en quête de la bête. Longtemps il marcha, jusqu’à ce qu’il fût épuisé. Un soleil brûlant le frappait et la soif le dévorait.
« Quelqu’un peut-il m’aider ? supplia-t-il. Je suis à l’agonie. »
Une bête dorée, qui avait nom Ghuta, qui était pourtant loin de lui, entendit son appel. Elle en eut pitié et le transporta auprès d’une source froide qui jaillissait de la terre. Le chasseur put ainsi se désaltérer et se nourrir des fruits que l’animal avait cueillis pour lui. Après qu’il eut retrouvé ses forces, il remarqua la bête et réalisa qu’elle ressemblait exactement à celle dont le roi avait rêvé.
« Grâce à la bête, je suis encore en vie : je ne puis la tuer à présent, pensa-t-il. Mais, d’un autre côté, si je ne la tue pas, je permettrai à de nombreux chasseurs et leurs familles d’être tués. »
Incapable de savoir quel choix il devait faire, il était désemparé et triste.
« Pourquoi es-tu si triste ? » interrogea Ghuta.
Le chasseur, sans qu’il pût retenir ses larmes, livra à l’animal tout ce qui le tourmentait.
« Ce n’est pas un problème, lui répondit Ghuta : je vais te donner ma peau. Au fond, j’ai perdu mon corps infiniment de fois dans un nombre infini de vies. Ce sera simplement la première fois que je mourrai par générosité. Si ma toison peut sauver tant de gens, alors ce sera pour moi un grand bénéfice, et j’en suis heureux. Il n’est donc pas utile que tu me tues : je te donnerai ma peau et n’aurai point le regret de le faire.
Le chasseur entreprit alors de dépecer la bête qui, pendant ce temps, fit un grand vœu :
« Je souhaiterais pratiquer la générosité afin que ma peau puisse sauver de nombreux chasseurs et leurs familles. Si ma générosité peut apporter quelques mérites, je souhaite qu’ils soient retournés à tous les êtres sensibles ; que ces êtres deviennent des bouddhas, qu’ils sortent de la souffrance liée au samsara[2] et puissent demeurer en nirvana, dans cet espace toujours tranquille. »
Après qu’il eut achevé son vœu, tous les palais des dieux célestes tremblèrent. Ils cherchèrent à en comprendre la cause, et comprirent bientôt que Ghuta était en train de formuler un grand vœu. Ils descendirent du ciel, s’approchèrent de l’animal et l’inondèrent de fleurs. Certains, submergés par l’émotion, pleurèrent.
Le corps de Ghuta, dépourvu de son pelage, saignait abondamment. Quatre-vingt mille mouches et fourmis se ruèrent sur lui pour dévorer sa chair. L’animal, pour ne pas les blesser, demeura immobile, jusqu’à ce qu’il perdît la vie. Les insectes, grâce à la bénédiction de Ghuta, parviendront plus tard à renaître dans un paradis céleste.
Le chasseur ramena ensuite la toison de la bête au palais, apportant ainsi une immense joie sur le visage du souverain. Ce dernier choisit alors de le déposer au sol en manière de tapis, ou bien s’en servit parfois comme d’une couverture pour son lit.
Ananda, sais-tu qui était Ghuta ? poursuivit le Bouddha. C’était l’une de mes vies passées. Le roi Brahmadatta était Devadatta, et les insectes étaient les quatre-vingt mille disciples qui me suivirent lorsque je commençai à enseigner. Ananda, vois-tu que Devadatta, dans sa vie passée déjà, voulait me faire du mal : il continue de même aujourd’hui. »
Après que le Bouddha eut terminé de discourir, le sage Ananda et les autres participants furent très émus par ce qu’il venait de dire. Aussi s’engagèrent-ils à persévérer dans leur pratique. Nombreux furent ceux qui accédèrent aux premier, deuxième, troisième ou quatrième fruits de sravaka. D’autres firent semer des graines qui les feraient devenir plus tard des pratiyeka bouddhas. D’autres enfin parvinrent à un niveau de pratique tel qu’ils ne pouvaient plus à l’avenir régresser. La joie était sur tous les visages, et dans tous les esprits la promesse de poursuivre dans cette voie.
[1] Un lian équivaut à cinquante grammes environ.
[2] Cycle de la vie et de la mort, des réincarnations.