(Damamukanidana-sutra Chapitre 13)
Buda raconta l’histoire suivante:
« Cela remonte à un nombre incalculable de kalpas. Dans ce Sumeru vivait un roi, Maha Samnyasin, qui gouvernait cinq-cents petits pays et était l’époux d’autant de femmes.
Pourtant, il n’avait aucun héritier mâle, et cela le tourmentait beaucoup, car sans prince, c’était la porte ouverte à la guerre. Son inquiétude était donc considérable. Indra, conscient de la douleur de Maha Samnyasin, décida alors de le visiter en prenant l’apparence d’un médecin. »
-« Je peux vous préparer un médicament qui, administré à votre femme, la fécondera », lui proposa Indra.
Ayant reçu du roi une réponse favorable, il se rendit dans la montagne afin d’y cueillir toutes les herbes nécessaires à son médicament. Il confectionna un mélange qu’il cuisit dans du lait de vache. Mais, la reine, ayant jugé que l’odeur de cette concoction était trop forte et désagréable, refusa de l’avaler. Indra eut le temps de retourner dans sa terre céleste qu’elle n’y avait toujours pas goûté. En revanche, les maîtresses du roi en prirent toutes une gorgée, et toutes, sans exception, tombèrent enceintes, ce qui ne manqua pas d’inspirer à la reine beaucoup de regrets. Elle trouva alors au fond de la marmite quelques herbes, qu’elle cuisit avec du lait et qu’elle but ensuite. Cela lui suffit à tomber enceinte à son tour.
Les maîtresses accouchèrent de garçons qui, tous, étaient très beaux, ce qui emplit le roi de bonheur. La reine elle-même eut un garçon, mais son visage par contre était particulièrement ingrat. Défiguré par les boutons, il ressemblait à un arbre sans branches. Aussi fut-il baptisé ZhuWu[1]. Personne ne tenait à se lier d’amitié avec lui, et alors que ses frères, plus tard, épousèrent de jolies femmes, lui demeurait seul.
Il arriva un jour que le royaume voisin attaquât la terre royale. Tous les princes s’engagèrent dans la guerre, mais ne purent la remporter. Ils retournèrent donc auprès de leur père. Le prince indésirable, lisant la peur dans les yeux de ses frères, leur demanda pourquoi ils rentraient ainsi tous précipitamment au palais. Ayant appris la raison de leur retour, il envoya un messager récupérer un grand arc et un grand coquillage. Après qu’il les eut en sa possession, il affirma :
-« Vous verrez, mes frères, je rentrerai vainqueur. »
Seul contre ses ennemis, il lâcha quelques flèches dont le sifflement était si puissant qu’il semblait fendre l’air en deux. Cela ne manqua pas d’impressionner les assaillants. Puis il souffla dans le coquillage, et le son qu’il émit, proche de celui du tonnerre, les effraya tant qu’ils s’enfuirent. Il retourna ensuite au palais. Cet événement changea le regard que son père posait habituellement sur lui.
Or, il se trouva qu’une magnifique princesse vivait dans un pays voisin. Le roi envoya un messager auprès de cette femme afin qu’elle acceptât d’épouser ZhuWu. Cet homme avait pris soin d’emporter avec lui le portrait d’un des frères de ZhuWu afin de le faire passer aux yeux de la jeune femme pour ZhuWu. Le roi accepta le mariage, et le père de ZhuWu en fut très heureux. Il accueillit la princesse, qui ne fut en contact avec son mari cependant qu’à la nuit tombée.
Un jour, alors que les épouses de chaque prince parlaient entre elles, chacune louait son propre mari. La femme de ZhuWu fit remarquer que le sien était très fort et que sa peau était douce. L’une des femmes lui répondit que ZhuWu était en réalité d’une extrême laideur, et que si elle le voyait à pleine lumière, elle en serait effrayée. Le soir venu, la princesse alluma donc une lanterne au moment où son époux était endormi. Ce qu’elle vit l’horrifia tant qu’elle rentra le soir même dans son pays.
Lorsque, le lendemain, ZhuWu ne vit pas sa femme, il se rendit immédiatement dans le royaume voisin pour la retrouver. Là-bas, un ministre l’hébergea. Six autres rois savaient que la femme de ZhuWu, désormais célibataire, était aussi fort belle. Ils se rendirent donc dans ce royaume avec leurs armées afin de convaincre son père de les laisser épouser leur fille. Le souverain ne dissimula pas son embarras et demeura un moment indécis. Il était conscient que, s’il accordait la princesse à l’un d’eux, il éveillerait la jalousie dans le cœur de tous les autres et serait bien incapable de se défendre contre les attaques dont il ferait alors l’objet. L’un de ses ministres imagina de découper la princesse en six parties et d’en accorder une à chacun des prétendants. Un autre suggéra de donner la princesse, en plus d’une importante somme d’argent, à celui qui vaincrait les six armées. Le souverain ajouta qu’il lui offrirait une partie de son royaume afin qu’il devînt lui-même roi. Cette proposition fut entérinée. Il ne restait donc plus qu’à attendre un volontaire.
ZhuWu répondit à l’annonce et, avec son coquillage et son arc, conquit les six armées et en prit le contrôle. Le roi, fort satisfait, lui offrit la moitié de son royaume ainsi que les territoires des six royaumes vaincus.
Le jeune homme ainsi établi rendit ensuite visite à son père dans son pays natal. Maha Samnyasin le reçut avec tant de plaisir qu’il lui proposa de prendre sa place. ZhuWu refusa cependant son offre, jugeant qu’il n’était pas approprié d’occuper la place que son père, toujours vivant, devait continuer de tenir.
Plus tard, lorsqu’il se retrouva seul avec sa femme, il lui demanda pourquoi elle l’avait fui.
« Ton visage, semblable à celui d’un animal sauvage, m’a effrayée. Il avait quelque chose de si inhumain que, de peur, j’ai pris la fuite. »
ZhuWu prit alors un miroir et conscience alors de sa laideur. La vue de son visage lui fut si insupportable qu’il se rendit dans la forêt dans le but de se donner la mort. Mais, Indra, ayant appris cette histoire, s’approcha de lui.
« Qu’y a-t-il ? » lui demanda-t-il.
ZhuWu lui confia la douleur qu’il éprouvait depuis qu’il avait découvert la monstruosité de son apparence. Indra lui offrit une pierre précieuse et lui demanda de la poser sur son front. Aussitôt ZhuWu devint aussi beau que le dieu. Il sentit également que son corps subissait de grandes transformations, puis il rentra chez lui, maintenant invariablement la pierre sur son front. Il souhaitait récupérer son arc et son coquillage pour pouvoir les utiliser. Son épouse, le voyant et ne le reconnaissant pas, lui interdit de toucher ses affaires.
« Je suis ton mari, lui répondit-il.
– C’est impossible, objecta la jeune femme. Mon mari est laid, son visage n’a rien de commun avec le vôtre. Si vous prenez ses affaires, vous vous exposez à sa colère. Et puis, d’ailleurs, qui êtes-vous pour prétendre être mon mari ? »
ZhuWu lui expliqua alors tout ce qui s’était passé, puis, retirant le bijou, lui montra son ancien visage. A partir de ce jour, elle eut beaucoup d’admiration et de respect pour lui, et plus personne dans le royaume n’osa plus l’appeler ZhuWu. Désormais, il fut nommé Sudarśana[2].
Sudarśana projeta d’édifier un nouveau palais. Aussi demanda-t-il aux soldats de rechercher un espace plane et suffisamment vaste pour que sa demeure y fût construite. Aussitôt après, les ouvriers se mirent à la tâche. A ce moment-là, quatre dragons changés pour l’occasion en êtres humains, interrogèrent le souverain sur les matériaux dont devait être construit le palais.
« Avec de la terre, leur répondit-il.
– Pourquoi ne pas utiliser des matériaux précieux ?
– Mon palais sera si grand que je ne saurais trouver assez de ces trésors pour le bâtir.
– Laissez-nous vous en fournir en quantité suffisante. »
Ils indiquèrent alors aux quatre coins du futur palais quatre sources.
-« Conduisez la source située à l’est dans un canal, et l’eau qui s’y écoulera deviendra cristal. Faites de même avec la source du sud, et vous verrez s’écouler de l’or. Avec celle qui est à l’ouest, vous aurez de l’argent. Enfin, vous gagnerez du verre en canalisant la source nord. »
Les ouvriers s’exécutèrent et obtinrent précisément ce que les dragons avaient promis. L’on dressa ensuite des murailles autour de la ville, et ces remparts coururent sur quatre-cents li[3]. Quant au palais lui-même, sa circonférence s’étirait sur quarante li. Les rues, les maisons, les fontaines, les parcs, tout dans cette ville était construit avec les matériaux précieux puisés aux quatre sources. Après que tout fut achevé, l’on vit encore sept trésors orner chaque pièce de chaque maison, chaque espace de la ville. L’ensemble était si beau qu’il faisait songer à un paradis céleste. Sudarśana étendit ainsi son pouvoir sur tout son royaume et enseigna à tous ses citoyens les dix bonnes actions.
Le Bouddha, ayant ainsi parlé, dit alors :
« Le roi qui voulait avoir des enfants est aujourd’hui mon père, Shuddhodana. Son épouse est aujourd’hui ma mère, Maha Maya. Le prince ZhuWu était l’une de mes précédentes incarnations. Quant à la femme que j’ai épousée, elle était celle autrefois de ZhuWu. Le beau-père de ZhuWu est devenu Maha Kasyapa, l’un de mes disciples….
– « Qu’a donc fait ZhuWu pour acquérir autant de force ? interrogea à cet instant le roi Bimbisara.
– « Il faut remonter à de nombreux kalpas, répondit le Bouddha, dans un sumeru où se situait le royaume de Varanasi. Dans ce royaume se dressait la montagne de Lushi où vivait un prateyka qui souffrait d’une maladie provoquant en lui des migraines, des courbatures et une paralysie des jambes. Il avait ainsi besoin, pour se soigner, d’une pommade et se rendit donc auprès d’un naturopathe.
« Tu es aussi laid qu’un tronc d’arbre, lui dit-il. Tes mains et tes jambes sont comme des roues. De plus, tu ne travailles pas, mais tu cherches à profiter des autres et de ce qu’ils peuvent te donner. Ces huiles ne sont pas gratuites, et tu crois pouvoir néanmoins en bénéficier sans les payer. »
Bien qu’il fît ces reproches au prateyka, il daigna lui donner quelques mauvais résidus d’une certaine huile. Lorsque le pratiquant quitta le marchand, il en rencontra la femme. Celle-ci, s’étant aperçue de ce que son époux avait donné au prateyka, se mit en colère et condamna cette décision. Elle fit entrer le prateyka de nouveau dans le magasin et lui offrit un grand flacon d’une huile de la meilleure qualité. Le naturopathe se confessa alors devant lui et lui promit qu’il pourrait dorénavant venir le voir aussi souvent qu’il le voudrait et qu’il serait assuré d’obtenir gratuitement une excellente huile.
Au bout d’un certain temps, les huiles guérirent le pratiquant. Il retrouva alors le couple et, pour faire une démonstration des pouvoirs qu’il avait acquis, se mit à léviter. De son corps jaillit à la fois du feu et de l’eau. Ensuite, il se démultiplia, puis fit la démonstration d’un grand nombre d’autres pouvoirs. Tout ceci éveilla chez le couple le plus grand respect pour cet homme.
« Nous allons devoir partager les mérites que nous avons acquis, confia le marchand à sa femme.
– Si je me souviens bien du mépris que tu as eu d’abord pour le prateyka, te moquant de sa laideur et faisant montre d’une grande avarice, tu risques fort, dans ta prochaine existence, d’être très laid à ton tour. Et je n’ai aucune envie d’épouser un homme dont le corps est repoussant.
– C’est moi qui travaille beaucoup pour produire cette huile. Quant à toi, tu bénéficies gratuitement de cette huile pour cultiver ta compassion. Par conséquent, tu es obligée de partager ces mérites avec moi.
– Si je deviens ta femme dans une vie future et que tu sois laid, je te quitterai durant la nuit même.
– Quant à moi, je te poursuivrai jusqu’à t’avoir convaincue de rester avec moi. »
Suite à cet échange, le couple prit ensemble refuge auprès du prateyka, et le naturopathe profita de cet instant pour se confesser une nouvelle fois avec la plus grande sincérité.
« Je vous remercie de m’avoir donné de l’huile, intervint le pratiquant. Aussi, dites-moi ce que vous souhaiteriez, et si cela m’est possible, je vous l’obtiendrai.
– Nous aimerions que, dans nos vies futures, quel que soit l’endroit, nous ne rencontrions aucun problème. »
Le Bouddha poursuivit en ces termes :
« Bimbisara, sais-tu qui était le naturopathe ? C’était ZhuWu, dont l’épouse avait été celle autrefois du naturopathe. Comme il avait injurié un prateyka, mais qu’il s’était ensuite confessé et avait pratiqué la générosité, il naquit durant plusieurs vies avec une apparence ingrate. Mais, puisqu’il avait pratiqué par la suite la générosité avec beaucoup de monde et qu’il s’était confessé, il était devenu de plus en plus beau et avait multiplié de bonnes affinités avec beaucoup d’autres êtres sensibles. En outre, comme il avait soigné le corps du prateyka, il avait développé une grande force.
N’oublie donc pas que les graines que tu as semées ne disparaissent jamais et donneront tôt ou tard leurs fruits. Sois, par conséquent, très attentif aux pensées, aux mots et aux actes que tu produis. »
Après que le Bouddha eut achevé ce sermon, certains parmi tous les rois (dont faisait partie Bimbisara), les moines et les nonnes, les pratiquants laïcs, les dieux célestes, les dragons, les asuras…, atteignirent le premier, le deuxième, le troisième ou le quatrième niveaux de sravaka. Certains émirent le grand vœu de poursuivre leur pratique, ou d’atteindre un état de méditation si élevé qu’il leur serait impossible alors de régresser. La foule en liesse s’engagea à maintenir la pratique.
[1] Nom qu’on pourrait traduire par « bête sauvage ressemblant à un tronc hideux ».
[2] Nom qui pourrait signifier « homme élégant et noble ».
[3] Un li est une unité de mesure qui équivaut aujourd’hui à environ cinq-cents mètres.