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La pédagogie à la lumière de la théorie des douze causes

J’ai deux enfants issus d’une école Steiner-Waldorf française. Mon fils ainé l’a quittée depuis déjà un certain temps et est entré à l’université. Toutefois, lorsque l’école Steiner organise des fêtes, je sais que, à l’occasion, il s’y rend pour apporter une aide bénévole : il y vend certains objets et s’intègre parfois à l’orchestre dans lequel il joue de la guitare.


Je l’y croise assez souvent durant ces fêtes, où il m’invite à manger des frites en sa compagnie ou à prendre une tasse de thé chaud. C’est un moment d’échange entre nous que j’apprécie beaucoup et qui me fait chaud au cœur.

Je connais de nombreux élèves de cette école parmi lesquels certains sont comme mes propres fils. Quelques-uns d’entre eux prennent parfois refuge chez moi. Quant à mon fils cadet, il est toujours dans cette école, en septième classe.

Un certain nombre des activités scolaires qui y sont proposées sont considérées dans les écoles classiques comme secondaires, alors pourtant qu’elles jouent un rôle essentiel dans le fonctionnement d’une école Waldorf. A titre d’exemple, la peinture, la musique ou le jardinage y sont très présents. Dans les petites classes, tous les enseignements sont conduits de manière artistique. Mais, si les activités proprement artistiques occupent une fonction importante, le but n’est pas pour autant de faire des élèves des artistes. En vérité, ce n’est qu’à partir d’activités artistiques que les élèves parviennent à comprendre l’essentiel de ce qui doit leur être enseigné. Au programme on peut proposer de la peinture sur une feuille préalablement mouillée, la fabrication d’une bougie à partir de cire d’abeille ou la confection de pâtisseries.

Aucune des activités des écoles Steiner n’est anodine : elles ont toutes un sens très profond. Même les mathématiques sont enseignées par le prisme de la danse, du dessin, de la peinture… Au lieu d’apprendre par cœur, par la seule force de leur mémoire, des théorèmes ou des formules mathématiques, les enfants préfèrent nettement le biais artistique pour assimiler ce genre d’informations.

Les enfants des petites et moyennes classes n’ont pas d’examens et ont beaucoup de devoirs. Ils font par exemple du tricot, beaucoup de dessin, doivent cultiver des légumes, réaliser des travaux manuels tels que la coupe du bois ou la fabrication de bougies. Les enfants de troisième classe, durant un trimestre, doivent retourner la terre, retirer les herbes adventices, semer les graines de blé, arroser, récolter, mouler les graines de blé pour en faire de la farine et, enfin, fabriquer du pain. Lorsque les pains sont cuits, les élèves les ramènent à leur famille. Je garde, comme les enfants, un souvenir mémorable de ces pains délicieux. Mais au-delà de ces considérations, il y a derrière cette activité un sens profond.

J’ai commencé de m’intéresser à la pédagogie Steiner au moment d’y inscrire mes enfants. J’ai pu alors, par cette démarche, mieux comprendre cette pédagogie. J’ai même effectué à l’Institut Steiner une formation de trois années. Mais lorsque j’ai rencontré le véritable sens de l’enseignement du Bouddha, j’ai vu d’un autre œil les principes anthroposophiques de Rudolf Steiner[1]. Je me suis aperçu que cet homme n’avait pas atteint l’illumination, qu’il n’avait pas mis fin à ses illusions concernant la nature du vrai moi. Selon le point de vue bouddhiste, il n’avait pas même atteint le premier fruit du bouddhisme hīnayāna. Les concepts anthroposophiques viennent du bouddhisme, de l’hindouisme et du taoïsme. Il s’agit d’une sorte de « salade spirituelle » et Steiner lui-même a reconnu, au cours des derniers jours de sa vie, qu’il cherchait encore la vérité. Il est dommage que ses disciples l’aient élevé au rang de gourou, de maître spirituel de très haut niveau. Pour les gens en quête de la vérité, cette adoration aveugle d’un maître spirituel est regrettable. C’est une plongée dans un puits duquel on ne sait plus sortir ensuite.

Pour comprendre la vraie nature de l’homme, l’étude des yogacara[2] est primordiale : seul, le Bouddha Shakyamuni a su décrire la structure de la nature humaine avec autant de précisions. A travers l’étude des propos du Bouddha, chacun peut atteindre la sagesse propre à la libération.

Nous n’entrerons pas en détail sur ce sujet, car cela remplirait amplement plusieurs livres. Pour autant, la pédagogie Waldorf mérite d’être louée à bien des égards, tout comme le mérite le docteur Rudolf Steiner pour la finesse de ses analyses.

Nous allons ici nous intéresser d’abord aux douze nidāna, les douze causes interdépendantes. La première est l’ignorance, puis viennent le processus, la conscience mentale, le nom et la forme, les six entrées, le contact, le ressenti, le désir, l’attachement, la volonté d’obtenir quelque chose, la naissance, la vieillesse et enfin la mort. Ces douze nidāna sont en lien avec la structure de la nature humaine. Nous ne considérerons pas tout de suite les trois premières nidāna, mais nous commencerons avec le nom et la forme.

La formation d’un mot, d’un nom, qui est essentiellement immatériel, exige la mobilisation de notre conscience mentale. Quant à la forme, il s’agit de toute structure matérielle perceptible par les sens. Nous pouvons observer que les membres du fœtus se développent à partir du cinquième ou sixième jour. Lorsque les organes sensoriels et le corps ont pris forme humaine, les six entrées vont se former à leur tour. Au moment de la naissance et jusqu’à trois ou quatre ans, les cinq sens peuvent entrer en contact avec les différents objets du monde extérieur, sans pour autant que le développement du cerveau des enfants soit achevé, si bien que leur conscience mentale est incapable de produire des analyses aiguës de ce qui les environne. Cela signifie que leur intelligence est en cours de formation.

Nous le voyons : c’est la nidāna du contact qui est ici la plus sollicitée. Lorsque l’enfant entre à peu près dans sa cinquième année et ce, jusqu’à ses treize ans environ, le cerveau va poursuivre son développement, en sorte que bientôt la conscience mentale est capable de mieux discerner les différents objets des vijñāna à travers les ressentis. Va se former alors un attachement de plus en plus fort  aux sensations que l’individu recherche. Dans ce cas-là, la nidāna les plus sollicitées sont le ressenti et le désir.

Puis, de quatorze à dix-huit ou dix-neuf ans, la volonté de satisfaire ses désirs devient plus puissante.

Les trois autres nidāna – la naissance, le vieillissement et la mort – ne seront pas abordés dans ce texte. Je souhaite par contre vous faire remarquer que, pour les enfants en bas-âge, il est important de développer en priorité la nidāna du contact. De cinq à treize ans, on mettra l’accent surtout sur le désir et le ressenti. Enfin, pour les adolescents plus âgés, il faut travailler sur la volonté de satisfaire les désirs. Rien de tout ceci n’est fortuit.

La pédagogie Waldorf est assez proche de ce qui vient d’être exposé. Nous allons à présent vous expliquer de quelle manière cette compréhension des nidāna  peut contribuer à l’éducation des enfants.

  L’approche par les nidāna  du contact chez les enfants.

Parlons à présent d’une pédagogie basée sur le contact, en nous centrant uniquement sur les petits enfants. Les jeunes enfants jusqu’à sept ans ont déjà développé toutes les capacités nécessaires pour devenir ce qu’ils seront plus tard. Les parents doivent prendre grand soin de l’organisme de leur enfant et, surtout, lui indiquer le chemin juste. En effet, les enfants imitent le comportement des adultes. A cet âge, la chaleur humaine, la stabilité, une ambiance proche de celle que l’on trouve dans la nature et un rythme de vie bien structuré sont des aides précieuses que doivent offrir les parents. Alors le corps des enfants se développe sainement et les enfants posent les bases nécessaires à une profitable exploration du monde.

Il faut en outre laisser les enfants jouer et toucher différents objets, mais aussi leur permettre de cultiver librement leur imagination et éviter les activités intellectuelles. En effet, les activités intellectuelles stimulent le cerveau. Or, il n’est pas bon de stimuler prématurément cet organe. Les chercheurs américains ont découvert que le développement optimal du cerveau des enfants particulièrement doués se fait plus tardivement que chez les autres. Les résultats de leurs recherches montrent également que la membrane qui enveloppe le cerveau joue un rôle primordial dans le développement d’une pensée rationnelle et complexe. Plus cette membrane est épaisse, plus les enfants ont de facilité à résoudre des problèmes complexes. Elle aurait d’ailleurs une relation directe avec le quotient intellectuel.

Un célèbre professeur, Philip Showalter Hench, considère que, plus cette membrane connaîtra un développement long, plus elle sera épaisse, et plus les capacités cognitives augmenteront. Il ne faut donc pas chercher à développer ces capacités plus vite que le temps qu’il faut à la nature pour cela.

Je voudrais partager aussi l’idée du psychiatre américain Erik Erikson. Ce chercheur pense que certains parents, en apprenant à leur enfant à devenir autonome sur la question de l’hygiène, sont trop exigeants. Soumis à l’influence affective de ses géniteurs, l’enfant va devenir propre et autonome trop tôt. A cet âge, la tête des enfants n’a pas terminé de grandir. Il est probable alors que, plus tard, de tels enfants ne puissent pas contrôler leur corps grâce à leur conscience mentale et, par suite, en viennent même à être atteints de maladies psychologiques, parfois de troubles schizophréniques. Cette théorie est très sérieuse et veut décourager la volonté des parents de rendre leur enfant trop vite autonome sur le plan hygiénique.

Les sutras mentionnent aussi cette membrane dont dépendent, selon ces textes sacrés, les cinq premières vijñāna. Le maître Xuan-Zang a également affirmé que la racine de ces cinq sens a la forme d’une méduse, qu’elle est unicolore et enveloppe le cerveau. Les chercheurs modernes ont ainsi découvert ce que des maîtres bouddhistes ont compris depuis des siècles. J’admire ici l’intelligence et la sagesse du Bouddha Shakyamuni et du maître Xuan-Zang.

Je crois donc qu’il faut permettre à la membrane qui enveloppe le cerveau de se constituer de la manière la plus naturelle possible. Il faut éviter de trop la stimuler en donnant à des enfants trop jeunes de nombreux exercices intellectuels. Un dicton chinois dit que celui qui, enfant, était très précoce, est capable de peu de choses une fois entré dans l’âge adulte. Beaucoup d’enfants qui ont connu la célébrité sont retournés dans l’ombre une fois adultes, et parfois même ont vécu une existence dissolue. Si votre enfant a envie de jouer, laissez-le jouer : il ne faut pas chercher à le faire étudier trop tôt ni à ce qu’il réponde aux désirs de votre ego. Permettez-lui d’avoir une enfance joyeuse. Un autre dicton chinois confirme ce que nous venons de dire : le ciel aime les enfants stupides et leur accorde de la chance.

  L’approche par les nidāna du ressenti, du désir, de l’attachement et de la satisfaction du désir chez les enfants.

Evoquons maintenant une pédagogie basée sur le ressenti, le désir, l’attachement et la satisfaction du désir. Les enfants et jeunes adolescents (de 7 à 14 ans environ) ont besoin d’un maître en qui ils puissent avoir confiance, un être qu’ils puissent aimer. Le maître, de son côté, a la mission de développer leur curiosité pour leur donner le goût d’apprendre. De la sorte, les enfants vont développer une curiosité, un intérêt pour les études ainsi qu’une confiance en leur maître et en la vie. Tout ceci concerne le ressenti, puis le désir. Sur cette base, les enfants entre eux vont nourrir une confiance une mutuelle et cultiver peu à peu la compassion, la tolérance, un esprit coopératif et de bonnes relations sociales durant leurs études. Si vous avez de très jeunes enfants, vous avez pu vous rendre compte qu’ils respectent profondément la parole du maître, au point même que cette parole est parfois plus efficace, plus influente que la vôtre. Si les enfants aiment leur professeur, ils voudront étudier avec lui. En revanche, s’ils ne l’apprécient pas, il pourra bien être un bon enseignant, les enfants ne voudront pas apprendre avec lui. Les affinités que l’enseignant peut créer avec ses élèves sont donc très importantes. Un bon pédagogue va exploiter ces affinités pour aider les enfants à apprendre.

Abordons à présent la question de la pédagogie Waldorf, en particulier la manière dont les enfants y apprennent à écrire. C’est quelque chose de tout à fait intéressant, car c’est une pédagogie qui pense qu’il ne faut pas inciter les enfants à apprendre à écrire avant que leur cerveau n’ait atteint un certain degré de développement. Cela signifie que les conditions nécessaires ne sont pas encore acquises.

Comment peut-on savoir si toutes ces conditions sont remplies ? Les personnes qui deviendront bientôt les professeurs des enfants vont observer les enfants qu’ils auront en charge, vont jouer avec eux toute une demi-journée. Ils vont, par exemple, leur serrer la main et observer quelle main chaque enfant va tendre. Si l’enfant tend sa main droite, cela veut dire qu’il a déjà acquis la notion d’espace et que la membrane de son cerveau est suffisamment développée. Mais si elle ne l’est pas suffisamment, il risque alors d’écrire à l’envers.

Les enseignants vont examiner les dessins des enfants, dessiner avec eux, danser, afin de déterminer s’ils sont aptes à commencer l’apprentissage de la lecture et de l’écriture.  Cet apprentissage prend beaucoup de temps dans la pédagogie Waldorf : on demande aux enfants d’abord de former des traits, puis des ronds et des formes ovales, non avec des stylos, mais avec des bâtons de cire. Ces instruments les obligent à appuyer fortement sur le papier s’ils veulent produire les formes demandées, ce qui permet en même temps de travailler les muscles. Le professeur peut faire plusieurs dessins au tableau, lesquels correspondent à une histoire qui peut durer plusieurs jours. Ces dessins contiennent de nombreux sens cachés. Ainsi peut se trouver au milieu du dessin une petite souris dont le professeur esquisse les courbes du corps et de la queue de manière à ce que l’animal ressemble à la lettre S. Le choix de ce rongeur n’est pas anodin : le mot « souris » en effet commence et finit par un S. Petit à petit, le professeur va dessiner la lettre S plus fidèlement et demander aux enfants de la recopier dans leur cahier. Lorsque la lettre S sera apparue telle quelle, les enfants auront déjà acquis au préalable un véritable ressenti vis-à-vis de cette lettre.

D’autres choses également méritent que nous arrêtions notre attention : l’eurythmie. C’est une forme de danse visant à traduire la parole par des gestes. Les eurythmistes utilisent leur corps pour exprimer les paroles et les musiques qui accompagnent leurs mouvements. Cette pratique est spécifique aux écoles Steiner et, selon ses adeptes, permet de remplir l’âme du pratiquant. Il existe un point commun entre l’eurythmie et le Qi-Jong : la respiration et le geste doivent être coordonnés afin de maintenir une bonne santé des enfants. Les écoles Steiner utilisent l’eurythmie pour étudier la géométrie, le dessin, la poésie et la musique. Ils cultivent leur sens artistique et leur sensibilité afin d’être capables ensuite de s’adapter à différentes situations et différents environnements. Leur  regard est toujours fixé droit devant eux, et cependant ils ne cessent de former des mouvements géométriques sans pour autant se heurter les uns aux autres. Ce travail les aide également à développer leur sensibilité à l’autre.

On retrouve la même chose dans le bouddhisme : à sa naissance, une pensée n’est pas liée au langage. Quand une pensée apparaît, elle vient de manas. Mais à ce stade initial, elle n’a pas encore été formulée dans un langage. Ce n’est qu’au moment où la conscience mentale intervient pour donner un sens à la pensée que le langage va apparaître. Il nous arrive par exemple d’éprouver certains sentiments que nous sommes incapables d’exprimer. La pédagogie Waldorf exploite le même processus exactement : elle propose de donner un dessin qui n’est d’abord pas interprété par le professeur. Mais, petit à petit, il lui donne un sens devant les élèves à partir d’une histoire puis, lorsque le dessin a été interprété grâce au récit, il va introduire l’écriture. Voilà une démarche qui semble être tout à fait logique.

Concernant l’apprentissage de la grammaire, chaque professeur a sa méthode propre, mais tous utilisent une activité artistique et le ressenti pour attirer l’attention des jeunes enfants. Ils vont ensuite introduire le langage pour enseigner les règles de la grammaire. Ils développent également le désir qui suscite la compréhension des règles.

A titre d’exemple, avant d’accéder à cette compréhension d’une règle de grammaire, le professeur de mon fils a proposé aux enfants de se répartir en plusieurs groupes. Chaque groupe avait pour mission d’utiliser une seule couleur pour dessiner différents châteaux. Il n’était pas nécessaire que tout le monde dessine un château entier : il leur était possible de n’en dessiner qu’une partie, tel que le pont ou l’escalier. Le professeur a laissé l’imagination des enfants libre de s’exprimer, puis il a regroupé ensemble les châteaux de la même couleur : les châteaux rouges représentaient le soleil, les châteaux bleus la lune, le château vert les étoiles. Par la suite, il a associé à chaque château une histoire. Les habitants des châteaux rouges étaient très dynamiques, ne pouvaient tenir en place, s’occupaient de bûcheronnage ou travaillaient le fer. Ceux des châteaux bleus aimaient bien discuter, étaient particulièrement doués pour concevoir des abstractions, des concepts, aimaient nommer certaines choses. Ceux enfin des châteaux verts semblables à de petites étoiles étaient férus de décoration. Le professeur a réuni alors les trois types de châteaux et a demandé aux enfants d’associer des mots à ces différents types de châteaux. Les enfants ont ainsi très vite compris ce qu’était un verbe, un nom ou un adjectif. Voilà l’essentiel, et nous passerons sous silence un nombre considérable de détails inhérents à cette méthode.

Voici donc cette approche pédagogique par les nidāna. Cependant, les nidāna de l’ignorance, du processus, de la conscience mentale et du nom et de la forme n’ont pas été expliqués. Il n’en reste pas moins qu’ils renferment en eux un sens profond et peuvent aider les gens à comprendre la signification de l’existence, et même à atteindre l’illumination. Si vous êtes curieux et que vous ayez envie de comprendre, je vous invite vivement à venir étudier le bouddhisme et vous souhaite de devenir très vite illuminés.

Amitofo.

[1] Courant de pensée et de spiritualité de Rudolf Steiner qui s’investit dans divers domaines d’activités : l’éducation, l’agriculture, la musique, la médecine…

[2] Etude des différentes vijñāna.