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Regret, remords, honte et culpabilité

Un disciple se rendit un jour auprès de son maître et lui confia que son cœur était plein de souffrance et qu’il ne parvenait pas à s’en affranchir. Le maître lui tendit alors un verre d’eau afin qu’il pût dessécher sa gorge, en lui promettant de lui donner bientôt l’explication qu’il attendait.


Après que le disciple se fut assez désaltéré, le maître lui demanda de tenir toujours dans sa main le verre à moitié vide. Ils se mirent alors à marcher, et le disciple ne se séparait toujours pas de son verre. Ainsi encore entreprirent-ils de gravir une montagne. Après qu’ils eurent beaucoup marché, le disciple rappela à son maître la raison pour laquelle il était venu le voir.

« Maître, pourrais-tu me dire comment je puis me libérer de ma souffrance, et pourquoi tu insistes pour que je porte sans cesse ce verre avec moi ?

– Tiens ce verre, se borna à lui répondre le maître.

– Mais enfin, s’agaça le disciple, quelle sorte de plaisanterie est-ce là ?

– Une plaisanterie ? Ah, mais, tu es libre de poser ce verre à tout moment ! »

Le disciple, tout étonné, s’empressa naturellement de se débarrasser du verre, et en ressentit alors un soulagement.

« Tu es venu me demander comment te libérer de ta souffrance, reprit le maître. Ce verre, vois-tu, tu t’y es attaché de plus en plus à mesure que tu le transportais partout avec toi. Le fait de le transporter partout fatiguait ta main, rendait tes mouvements inconfortables… Tu craignais même de renverser l’eau du verre et tes yeux, par prudence, s’y attachaient. Mais dès l’instant où tu posas ce verre, toutes ces souffrances s’évanouirent, n’est-ce pas ? Ainsi, vois-tu, les choses sont fort simples : si tu as besoin du verre d’eau, saisis-le, et lorsque tu n’en as plus besoin, repose-le. »

Quelle étrange habitude en effet avons-nous prise de garder avec nous ce dont nous n’avons pas besoin ? Ne suffit-il pas de nous attacher aux choses uniquement lorsqu’elles nous peuvent servir, et de nous en séparer après qu’elles ne nous sont plus utiles ?

Le bouddhisme identifie six sortes de souffrances : le vieillissement, la maladie, la mort, la séparation avec un être aimé, le regard des autres et la frustration de n’avoir pas ce que nous désirons. Ce sont là les souffrances dont le bouddhisme se propose de nous libérer. Or, l’histoire du verre d’eau renvoie implicitement à la peur du regard des autres. Craindre le regard d’autrui, c’est s’attacher à son « moi » de la même manière que le disciple s’attache au verre d’eau et le garde comme une chose précieuse qui, à force d’être ainsi surveillée, devient encombrante et pesante. Pourtant, qui donc nous regarderait avec une curiosité malsaine simplement parce que nous marcherions avec un verre à la main ? Ainsi va-t-il du regret, de la honte, du remords ou de la culpabilité : nous n’avons pas une compréhension exhaustive des situations par rapport auxquelles nous éprouvons ces sentiments, mais nous les éprouvons, et ils nous inspirent souvent de la peur et de la colère. Ainsi par exemple, si j’ai honte d’un acte ou d’une parole quelconques que j’ai pu faire ou dire, il se peut que j’éprouve de la colère si quelqu’un découvre ce que j’ai fait et, de là ensuite, de la culpabilité. Ces sentiments viennent le plus souvent de ce que nous nous sentons supérieurs aux autres, mais disparaissent instantanément dès lors que nous acquérons la vision juste des choses.

En outre, lorsque nous reconnaissons avoir commis une erreur, de quel secours nous sont la culpabilité, la honte ou le regret ? Bien mieux vaut-il confesser notre faute auprès de ceux qui en auraient souffert : la confession est ainsi un moyen de progrès, et si l’autre refuse nos excuses, nous aurons fait au moins ce que nous devions faire.

Dans ce monde profondément matérialiste où nous sommes, d’innombrables personnes se soucient de leur apparence physique et la cultivent par des moyens divers, de telle sorte que si leur corps ne correspond pas à celui qu’ils voudraient avoir, ils en éprouveront quelque souffrance et penseront que les autres jetteront sur elles le même regard désapprobateur qu’elles se portent à elles-mêmes. C’est la première chose que le Bouddha jugea aberrante, attendu que nous ne sommes pas notre corps.

Mais ce n’est pas tout : l’attachement aux émotions et aux sensations y est aussi particulièrement fort : les plaisirs qu’éprouvent les gens leur font goûter les choses du présent, et ils trouvent dans ces sensations comme un sens à leur vie. Ces plaisirs font l’essentiel de leur vie, à tel point que, s’ils n’ont pas fait l’expérience de tel plaisir auquel cependant d’autres ont goûté, ils en éprouveront quelque honte. Ainsi de celui qui, n’ayant pas le plaisir d’habiter une maison aussi grande que celles de ses amis, en ressentira assez de honte pour ne leur en rien dire. Cela constitue pour le Bouddha une autre aberration en ceci que nous ne sommes pas nos plaisirs, nos émotions, nos sensations.

Il existe encore des êtres qui s’attachent à leurs idées et prétendent qu’il n’existe rien de vrai, ou qui ne supportent pas de se tromper. C’est là une troisième aberration, puisque nous pouvons observer qu’au fil des siècles la science a pu apprendre de nouvelles vérités, ou que nous n’avons pas nous-mêmes, en tant qu’adultes, les mêmes idées que celles que nous entretenions dans notre enfance. Mais si nous connaissons un peu de la vérité, nous le connaîtrons toujours, car la vérité d’hier est la même que celle d’aujourd’hui et de demain.

D’autres encore croient qu’ils sont leur pensée, et que s’ils n’étaient plus capables de penser, leur vie alors perdrait tout son sens. Ils éprouvent alors une grande crainte que leur rationalité les abandonne. Ils ignorent que tout dans l’expérience de la vie est impermanent, et refusent de songer qu’un jour leur esprit ne suivra plus, et qu’ils mourront.

Tous ces attachements sont diverses formes que prend notre attachement fondamental à notre ego. Or, cet attachement vient de ce que nous ne comprenons pas les causes de ces attachements, de ces aberrations. Il est alors essentiel que nous acquérions une tranquillité d’esprit suffisante pour ne plus éprouver ce type d’attachements, en nous souvenant par exemple qu’il n’existe personne qui n’ait jamais fait d’erreur, qui ne se soit jamais trompé, et que la meilleure réponse que nous puissions donner à nos erreurs est de les corriger : la honte et la culpabilité ne pèsent rien pour celui qui accepte de se tromper et s’engage toujours à se corriger. Il faut apprendre à lâcher prise, à ne pas accorder à nos erreurs une si grande importance que nous en trainions le honteux souvenir toute notre vie.

Nous devons même apprendre à être très vigilants sur les pensées d’attachement qui se forment en nous, afin de pouvoir en interrompre le cours sitôt qu’elles nous apparaissent. Nous devons entretenir les pensées qui ont pour nous du sens, mais quant à celles qui n’en ont pas, cessons de les « porter » en nous, puisqu’elles nous sont inutiles, comme nous devons cesser de porter le verre d’eau. C’est là tout l’intérêt de la pratique du souvenir de Bouddha, qui consiste précisément à refuser les pensées inutiles qui se forment en nous et à ne cultiver que celles qui nous donnent accès à la sagesse de la libération et nous libèrent des différents types de souffrances.