- Présentation générale
Comment cet univers, selon le bouddhisme, a-t-il été conçu ? C’est à cette question que répond le l’Aggañña Sutta, dont nous allons faire ici un bref exposé.
Le monde du désir
Le monde du désir et le monde de la forme, dans le bouddhisme, sont appelés terre de bouddha ou, en sanskrit, Trisahasra-maha-sahasra-lokadhatu. Cette terre de bouddha ressemble à une montagne gigantesque, Sumeru, dont l’univers tel que nous le connaissons n’est qu’une partie et dont le système solaire où nous nous situons est légèrement au sud. La montagne de Sumeru elle-même, dont l’univers tel que nous le connaissons aujourd’hui n’est qu’une petite partie, n’est pourtant pour le bouddhisme qu’un modeste élément, une simple unité entrant dans la composition d’un univers beaucoup plus vaste. Mille de ces petites unités forment ensemble une unité de taille moyenne, et mille unités de taille moyenne forment une grande unité, laquelle correspond à une terre de bouddha dont le nom est Trisahasra-maha-sahasra-lokadhatu. Enfin, il existe une infinité de ces grandes unités.
Au sommet de Sumeru se situent les paradis célestes. A sa base se trouvent les enfers, divisés en seize couches de plus en plus grandes et profondes à mesure que le sont les crimes de ceux qui s’y retrouvent. La dernière couche semble infinie. Le temps durant lequel les damnés demeurent dans ces enfers est lui-même proportionnel à la profondeur des couches où ils sont enfermés. Huit de ces seize couches sont des enfers de glace, et huit autres le sont de feu, dont la dernière est si grande qu’elle paraît infinie et que la souffrance l’est autant.
L’est de Sumeru s’appelle Pūrvavideha, le sud, Jambudvīpa (c’est ici que nous nous situons), l’ouest, Aparagodanīya, et le nord, Uttarakuru. Les êtres humains qui vivent au sud de Sumeru vivent actuellement une centaine d’années, et suivant leurs affinités karmiques, cette durée de vie pourra, à l’avenir, n’être plus que de dix ans à peine, ou s’élever à quatre-vingt quatre mille ans. Les hommes y sont aussi soumis aux accidents, aux maladies…, en sorte qu’ils n’atteignent pas toujours l’espérance de vie que leur promet une existence sans risque. A l’est de Sumeru, les êtres humains ont une durée de vie moyenne de deux siècles et peuvent, tout à fait comme nous, ne pas vivre jusqu’à cet âge, par cause d’un accident… A l’ouest, ils peuvent vivre trois siècles et mourir avant, comme dans le sud et dans l’est. Le nord enfin est si particulier que le Bouddha déconseillait à ses disciples de s’y réincarner. L’âge de ses habitants est invariablement d’un millénaire. Les êtres humains y ont d’excellents fruits karmiques, si bien qu’ils ne travaillent pas, la terre travaillant pour eux. Mais, dans la mesure où le travail ne les occupe pas, ils n’ont d’autre activité que de se divertir et de s’amuser. Le bouddhisme ne les intéresse donc pas, pas davantage que d’apprendre quoi que ce soit, en sorte qu’ils gaspillent dans cette douce oisiveté les fruits karmiques qu’ils avaient accumulés par le passé. Ils n’accordent par ailleurs aucune importance à de quelconques unions durables entre hommes et femmes, comme c’est le cas pour nous avec le mariage, et peuvent fort bien prendre plaisir un instant avec quelqu’un sans qu’il y ait après cela le plus petit attachement entre eux.
Les terres célestes sont, toujours suivant la métaphore de la montagne, situées dans les hauteurs de Sumeru. Il y existe quatre terres, divisées elles-mêmes en huit terres. Une journée sur ces terres dure pour leurs habitants aussi longtemps à peu près que cinquante années sur notre planète, et s’ils y vivent à peu près un demi-millénaire, ils continuent néanmoins d’être soumis aux diverses passions qui saisissent la chair et la pensée.
Si maintenant nous accédons au sommet de Sumeru, nous abordons la terre céleste de Trayastrimsha, présidée par un dieu, Indra, que les taoïstes nomment l’Empereur de jade. Les êtres qui la peuplent ont une espérance de vie d’un millénaire à peu près, sachant qu’un siècle s’écoule chez nous qui n’a chez eux duré qu’un jour. Comme ceux des terres inférieures, ces êtres sont habités par des passions qui les poussent à se livrer à des guerres, à se marier, à avoir des relations sexuelles…
Si à présent nous nous élevons au-dessus même de la montagne de Sumeru, nous accostons sur une autre terre, Suyama, dont les habitants vivent à peu près deux mille ans, sachant qu’une journée pour eux dure deux siècles pour nous. Le désir de s’amuser est chez eux très fort comme chez tous ceux des terres supérieures. Le désir sexuel ne les a pas fuis, mais il suffit pour le satisfaire d’un rien, d’une simple caresse, d’une main prise dans une autre. Au-delà encore de Suyama se situe Tuṣita, dont les habitants vivent environ quatre mille ans et pour lesquels une journée équivaut pour nous à une durée de quatre cents ans. Toujours soumis au désir sexuel (parmi d’autres passions), ils parviennent néanmoins à le satisfaire par la seule force de leurs pensées ou du regard. Au-dessus encore vivent les habitants de Nirmāṇarati pour qui une journée dure pour nous huit cents ans et qui vivent huit mille ans. Le désir sexuel se satisfait par le seul regard. La dernière terre du monde du désir, Parinirmita-vaśavartin, héberge des êtres qui vivent environ seize mille ans et pour lesquels une journée s’écoule alors que mille six cents ans se sont pour nous écoulés. Comme d’autres désirs, le désir sexuel est toujours là et se satisfait par la parole. Ces habitants n’apprécient pas que certains d’entre eux puissent accéder au premier dhyana car il pourrait entrer au monde de la forme, ce que, très possessifs, ils ne souhaitent pas.
Le monde de la forme. Pour entrer dans la plus basse sphère du monde de la forme, il faut avoir atteint au moins un niveau de méditation équivalent au premier dhyana, le second dhyana pour accéder à la sphère immédiatement supérieure, et ainsi de suite. C’est, en outre, au point le plus haut des plus petites unités du monde du désir que se situe la porte qui ouvre à la première sphère du monde de la forme, cependant que la porte de la deuxième sphère se trouve au-dessus d’un groupe de mille de ces unités, et que la troisième sphère l’est à proximité de mille fois mille petites unités, etc. Chacune de ces sphères contient elle-même d’innombrables mondes. Au-delà de la quatrième sphère, celle qui n’est accessible qu’après qu’on a atteint le quatrième dhyana, se situent cinq autres sphères moins considérables et dont la dernière a pour nom Akanistha. C’est dans ce lieu, qui est le sommet du monde de la forme, que se trouve le Bouddha. Là-bas, la nourriture n’est plus nécessaire et les êtres sont asexués. Lorsqu’enfin nous dépassons le monde de la forme, nous accédons au monde sans forme, car les êtres qui y vivent ne possèdent pas de corps. Le bouddhisme néanmoins déconseille de s’y rendre.
- Les mondes et le karma
Le Śuka-sūtra nous explique quels karmas il nous faut avoir réalisés pour pouvoir entrer dans les différents mondes que nous avons évoqués. Tel est le sujet que nous souhaitons aborder à présent, à travers ce sutra qui consiste dans un échange entre le Bouddha et l’un de ses disciples, Śuka, qui lui posa cette question des mérites karmiques dont il fallait disposer pour accéder aux différents mondes. Le sutra explique également pourquoi certaines personnes sont souvent malades ou le sont peu, ont une existence brève ou une grande longévité, ont un visage ingrat ou un visage séduisant…
Commençons par les enfers. Les enfers dans le bouddhisme ne sont pas des lieux préexistants où seraient précipités les damnés, à la manière de l’enfer chrétien par exemple. Il s’agit plutôt d’espaces qui ont été créés par ceux-là même qui y sont allés, parce que leurs karmas négatifs ont eu pour conséquences de créer les espaces correspondants. Dans la mesure en effet où toute graine karmique porte ses fruits, ces espaces infernaux sont les fruits des graines karmiques correspondantes. Ajoutons enfin que, pour aller en enfer, trois conditions sont requises : l’action à cause de quoi nous y sommes allés (voir ci-après la liste de ces actions) était pleinement volontaire, c’est-à-dire intentionnelle ; elle s’appuyait sur tous les moyens possibles à disposition ; elle fut effectivement réalisée.
Ceci étant dit, un nombre immense de damnés occupe les enfers, pour diverses raisons :
- Ils ont commis l’un au moins des dix karmas graves : avoir tué un être humain ou un être d’un autre monde ; avoir volé des choses de valeur qui ont eu de lourdes conséquences sur d’autres personnes ; avoir eu intentionnellement des rapports sexuels non consentis ou illégitimes, et ayant fait souffrir beaucoup d’autres personnes ; avoir si bien menti que cela a produit de lourdes conséquences sur de nombreuses personnes ; avoir affirmé publiquement être illuminé, quand c’était faux ; avoir absorbé de l’alcool jusqu’à l’ivresse au point que cela a nui gravement à d’autres personnes ; avoir parlé publiquement avec mépris des péchés des bodhisattvas ; avoir écrasé les autres pour affirmer un sentiment de supériorité ; avoir vécu dans l’avarice ; avoir bien souvent cédé à la colère contre de nombreux autres êtres ; avoir méprisé publiquement les trois trésors (bouddha, dharma, sangha).
- Ils ont encouragé quelqu’un ou demandé à quelqu’un de commettre l’un de ces karmas pour eux.
- Ils ont désiré commettre l’un de ces karmas, bien qu’ils n’y aient pourtant pas cédé.
- Ils ont adhéré aux pensées nihilistes, pour qui il n’existe rien après la mort, et ont propagé ce message autour d’eux.
- Ils ont adhéré aux pensées éternalistes, selon lesquelles notre mental est éternel, et répandu ce message autour d’eux.
- Ils ont enseigné autour d’eux que le monde n’avait pas de cause.
- Ils ont enseigné que le monde n’avait pas de sens.
- Ils ont enseigné que le monde, parce qu’il disparaîtra, était comme vide.
- Ils ont enseigné aux hommes diverses autres visions erronées.
- Ils n’ont pas remercié ceux qui les ont aidés par bienveillance et n’ont pas su les respecter, par mépris ou par refus de reconnaître cette aide.
Pourquoi vont-ils en enfer ceux qui commettent ces fautes ? Prenons l’exemple des personnes qui propagent des pensées éternalistes. Elles diffusent de faux enseignements, ce qui empêche donc ceux qui les reçoivent de se rapprocher de la sagesse, et ces fausses idées qu’ils partagent sont comme un feu qui de plus en plus se répand dans la forêt de l’humanité à mesure que leurs idées sont communiquées ensuite aux divers êtres humains. Ou bien, c’est comme un homme qui chercherait à en persuader un autre de l’inutilité de mettre sa ceinture de sécurité en voiture. Le conducteur, ayant suivi cette recommandation, meurt dans un accident, en sorte que le mauvais conseiller devra alors payer le lourd tribut d’avoir incité le conducteur à faire quelque chose qui lui coûta la vie. C’est pourquoi il est grandement préférable de ne rien dire lorsque nous sommes incertains d’une vérité, plutôt que d’affirmer et de propager quelque chose qui n’est peut-être pas vrai : beaucoup de maîtres se retrouvent en enfer pour cette raison. Pour autant, il nous faut préciser ici une chose importante : si nous diffusons une croyance fausse mais qu’en contrepartie nous agissons vertueusement, nous serons amenés à jouir d’abord des conséquences positives de nos actions avant de vivre les infernaux effets d’avoir diffusé des idées erronées.
Intéressons-nous à présent aux dix causes karmiques qui nous déterminent à nous réincarner en tant qu’animaux. Un karma moyen est un karma négatif, mais qui n’est pas d’une extrême gravité. Les cinq karmas moyens consisteront dans le fait de ne pas respecter les préceptes ou de voler des objets de peu de valeur ; de refuser de rembourser leurs dettes, ou de rendre un service quelconque en retour de celui qu’on leur a rendu ; d’agir par souci de vengeance, sans que cela aille jusqu’au meurtre (ou bien, s’ils sont allés jusqu’au meurtre, ils iront d’abord en enfer, avant ensuite de se réincarner en animal) ; de ne pas écouter l’enseignement du Bouddha ou des conseils avisés par mépris envers ces conseils ; de refuser de contribuer à des activités charitables ou utiles au progrès spirituel, trouvant des excuses diverses pour les éviter alors qu’ils avaient la possibilité d’y participer.
Les dix actions par lesquelles des hommes peuvent se réincarner en animaux (si ces actions sont intentionnelles, qu’on a conçu divers moyens pour les accomplir, et le plus souvent, qu’on les accomplit) sont les suivantes, quand ces actions sont faites très régulièrement et qu’elles sont sensibles de nuire à un certain nombre de personnes, c’est-à-dire, en somme, qu’elles nous font agir plus ou moins à la manière des animaux :
- Désirer (sans le faire) effectuer l’un des cinq karmas moyens.
- Affirmer (sans le faire) effectuer l’un des cinq karmas moyens.
- Réaliser l’un de ces cinq karmas moyens.
- Eprouver un attachement si excessif pour un objet quelconque qu’il crée en nous de trop nombreuses conséquences négatives.
- Eprouver de la colère envers autrui quand elle produit de mauvaises conséquences.
- L’ignorance qui naît d’un aveuglement, de la souffrance ou de la peur, quand nous nous obstinons, à cause de ce sentiment, à reconnaître la vérité.
- Les injures formulées publiquement.
- Désirer faire souffrir des êtres sensibles.
- Nourrir délibérément des êtres sensibles avec de la nourriture inappropriée ou périmée.
- Avoir des relations sexuelles illégitimes qui ne font souffrir personne, et sont nées d’un besoin sexuel irrépressible.
Examinons à présent les dix actions qui permettent d’accéder aux terres célestes du monde du désir (sachant que nous sommes en mesure d’enter dans les terres célestes supérieures à mesure que nous respectons plus rigoureusement ces dix actions). Ces actions se réalisent à travers la pensée, la parole et le comportement (et si elles n’ont eu lieu que de manière exceptionnelle, il faut qu’elles n’aient pas fait souffrir d’autres personnes). Le comportement juste consiste à ne pas tuer, ne pas voler, ne pas avoir de rapports sexuels illégitimes. La parole juste consiste à ne pas mentir, ne pas donner deux versions différentes de faits quelconques à deux personnes différentes, ne pas proférer d’injures, ne rien dire d’insensé ou qui incite autrui à former de mauvaises pensées. La pensée juste consiste à chercher la vérité, contrôler ses émotions, ne pas sombrer dans l’avarice et ne pas concevoir le désir d’un comportement injuste. Les êtres sensibles qui effectuent ces actions peuvent alors accéder aux terres célestes du monde du désir.
Il existe également des terres célestes propres au monde de la forme, c’est-à-dire au monde qui est immédiatement supérieur à celui du désir. Les dix actions qui permettent d’y accéder sont identiques à celles qui ouvrent les portes des terres célestes du monde du désir. Il est à noter quelques différences cependant : la première est que les êtres qui entrent dans le monde de la forme sont plus attachés à ces actions en cela qu’ils les trouvent justes et qu’ils ont le souhait sincère et profond de continuer dans ce sens. Ils ont assez développé par ailleurs leur concentration pour atteindre le premier dhyana, accéder au monde de la forme et pouvoir ainsi maîtriser leurs actions à partir d’un examen lucide du fonctionnement de leur pensée. Cela signifie que, pour accéder au monde de la forme, il faut être bien plus avancé spirituellement que pour atteindre les terres célestes du monde du désir, et le corps de ceux qui, encore dans le monde du désir, s’apprêtent bientôt à entrer dans celui de la forme, vibre constamment d’une énergie si euphorique que le désir sexuel, comme vaincu, ne s’éveille plus en eux et que le plaisir qu’ils avaient habituellement à manger et à boire ne leur offre plus désormais le plus petit intérêt.
Allons plus loin encore, dans le monde sans forme. Le monde sans forme n’est accessible qu’à ceux qui ont accumulé de bonnes actions identiques à celles du monde de la forme et rempli l’une des quatre conditions suivantes : avoir atteint un niveau de méditation (samādhi) qui les arrache à leur corps physique et les dissout dans un espace spirituel infini ; avoir permis à leur conscience mentale de se fondre dans ce même espace spirituel infini ; avoir atteint une concentration infinie ; avoir le samādhi de la non-perception et de la négation de la non-perception (un état, en d’autres termes, dans lequel nous ne sommes conscients que d’une chose, celle de n’être conscient de rien).
Il est possible aussi que nous nous réincarnions en fantômes, ou esprits affamés tel qu’ils sont nommés parfois dans le bouddhisme. Evoquons d’abord ce que sont les karmas légers, qui sont les karmas dont sont affligés les fantômes, mais dont d’autres êtres également peuvent souffrir. Les karmas légers possibles consistent à refuser de pratiquer la générosité alors qu’on en a la possibilité ; voler des choses de peu de valeur ; manquer de respect à ses parents ou à des maîtres spirituels ; manquer de compassion ; refuser l’aide qu’on peut accorder à autrui, en particulier à ses proches.
Voyons à présent les dix actions qui peuvent amener les êtres à devenir spécifiquement des fantômes. Les fantômes sont des êtres qui, par le passé, se sont profondément attachés à certaines choses terrestres. Les actions susceptibles d’amener un être à devenir fantôme sont donc des actions qui traduisent un si violent attachement à une chose, une personne, une expérience, une situation connues sur terre, que l’être, incapable de s’en libérer au moment de mourir, en vient à devenir fantôme comme par nécessité, à cause du lien invisible qui l’enchaîne par-delà la mort à l’objet de son attachement. Les dix actions sont les suivantes :
- Envisager d’accomplir un karma léger.
- Affirmer que l’on veut accomplir un karma léger.
- Accomplir effectivement un karma léger.
- L’avarice matérielle.
- L’avarice doublée de méchanceté envers autrui.
- Une excessive jalousie.
- Des croyances spirituelles erronées.
- Un matérialisme excessif.
- Le fait de mourir de faim.
- Le fait de mourir de soif.