Aux jours de la dynastie Song, le poète chinois Lu You avait comparé la vie humaine à un cocon : « nous nous cloisonnons nous-mêmes dans un cocon, avait-il expliqué, dont il nous appartient de briser la paroi. Si nous voulons nous en envoler, il nous en faut percer la dure soie. »
Le cocon métaphorise nos attachements à l’existence : l’argent, le pouvoir, le désir, la colère, les drogues, l’alcool, les jeux… C’est par tous ces attachements que nous formons nous-mêmes nos propres coquilles et que nous nous interdisons donc de déployer nos ailes. Le Bouddha évoque ces attachements sous l’appellation « ignorance de chaque pensée ». Cela revient à dire que les gens ne saisissent pas le processus de leur pensée. Ils en vont même à être kidnappés par leurs propres pensées, et l’attachement est le fruit de ce conditionnement psychologique. A titre d’exemple, ceux qui, animés d’une opiniâtreté aveugle, se figurent avoir raison et s’attachent ainsi férocement à leurs idées, à force de s’obstiner dans leurs convictions, deviennent si profondément entêtés que leur esprit verrouillé les rend inaccessibles à autrui. Par exemple encore, celui qui ne s’accorde pas assez d’espace intérieur, qui s’impose trop de principes, trop de règles en vient fatalement à faire montre d’une psychorigidité maladive qui peut parfois, à terme, prendre les formes les plus violentes : dépression, suicide. Le bouddhisme a vocation à rompre ce type d’ignorance. Sa finalité n’est pas le bonheur (c’est-à-dire mener une existence tranquille et de plaisirs), qui n’est au fond qu’une autre illusion, un autre attachement, et si un monastère vous recommande de vivre dans l’instant présent, soyez assuré que l’enseignement du bouddha ne s’y trouve pas.
A ce propos, un professeur de musique est venu ce week-end me visiter. Son histoire est des plus comiques, et il serait tout à fait regrettable que je ne la partage pas avec vous.
Pépé[1] sonnait à ma porte chaque fois qu’un problème de cœur venait troubler sa tranquillité. Il cherchait quelqu’un qui saurait le consoler. Quand il se querellait avec sa femme, il prenait ses affaires et emménageait chez moi – à l’époque j’avais, il est vrai, bien assez d’espace pour le recevoir et lui fournir une chambre. Il finit d’ailleurs quelques temps plus tard par divorcer et par rencontrer une belle Italienne avec laquelle il me confia un jour filer le plus parfait bonheur.
Je retrouvai Pépé à la fête de l’école quelques temps plus tard, le regard tremblant de tristesse. Il me confia que, étant passé dernièrement à mon ancienne adresse, il ne m’y avait plus trouvé, et voulait savoir où se situait mon nouveau domicile, dans l’idée de m’y visiter. Je me doutais bien qu’il devait rencontrer des problèmes avec son Italienne.
Mes prédictions ne manquèrent pas de se confirmer : après que la fête de l’école fut achevée, il me téléphona afin de savoir s’il pouvait venir dîner chez moi. J’acceptai bien évidemment avec grand plaisir. Il n’eut pas besoin de faire trois pas chez moi pour me parler de ses malheurs amoureux. Je l’écoutai alors que je préparais notre repas. De fait, ma vie était très remplie et je ne trouvais pas toujours le temps nécessaire pour écouter la même histoire. Je décidai donc d’aller droit au but :
« Comment te traite-t-elle ? lui demandai-je de but en blanc.
– Elle est très possessive, me dit-il, et cède aisément à la jalousie. Si je me rends au bistrot pour y retrouver des copains, j’essuie ses reproches sitôt rentré à la maison.
– Mais, alors, pourquoi ne te séparerais-tu pas d’elle ?
– C’est déjà fait : la dernière fois que je suis rentré du bistrot, elle m’a giflé. »
Pépé en gardait un terrible, un douloureux ressentiment. J’en eus quant à moi un fou rire.
« Eh quoi ! s’exclama-t-il. J’ai l’impression que tu ris à mesure que je souffre !
– Dis-moi, tu préfères donc qu’on te frappe, qu’on te contrôle du matin au soir ? Ne veux-tu pas plutôt qu’on te laisse en paix ? »
Il ne sut pas m’apporter de réponse.
« La vérité, c’est que tu as besoin d’être entouré de personnes qui te donnent des claques, et maintenant que tu n’as plus personne pour te gifler, te voilà triste ! Tu ne trouves pas ça comique, toi ? Si tu aimes tellement les baffes, viens ici, je t’en donnerai autant que tu voudras ! »
Pépé se mit à rire, mais avoua aussitôt qu’il souffrait tout de même.
« Si j’étais dans ta situation, ajoutai-je, je ne serais certainement pas triste. Je crierais Alléluia ! tout au contraire, sachant de quel maudit guêpier je viendrais de me libérer ! »
Le pauvre garçon était maintenant partagé entre l’envie de rire et celle de réaffirmer sa détresse.
« Et puis, tu sais, ajoutai-je, en ce qui concerne cette fille, elle ne sera certainement pas triste pour toi, elle. Tu es le seul à souffrir, en définitive.
– Oui, c’est vrai, tu as raison, me répondit-il, c’est moi, c’est ma conscience qui crée elle-même ma souffrance.
– Et cette conscience, est-ce vraiment elle ce qui te rend triste ? »
Il ajouta ensuite que cette conscience mentale était son vrai moi, arguant que de nombreux philosophes et psychologues l’affirmaient. De mon côté, je ne parvins pas à lui faire bien comprendre ce qu’il en était réellement, car il était toujours très attaché à sa tristesse, en sorte qu’il n’arrivait pas à entendre ce que je lui disais. Sa réaction, au demeurant, était tout à fait normale. Aussi lui offris-je une version en français des Huit frères, en lui recommandant de prendre son temps pour le lire. Cela ne m’empêcha pas cependant de me redire à quel point il était malheureux. Je lui répondis que, dans la mesure où il semblait heureux qu’on le frappât, je pouvais très bien lui rendre un tel service. Puis, ajoutant le geste à la parole, je sortis une paire de couteaux papillons, ce qui eut pour effet immédiat de voir mon infortuné ami prendre la poudre d’escampette. Quel comique, ce Pépé ! Sa fuite spontanée me fit rire aux éclats.
Celui-là seul sait défaire les nœuds qui les a d’abord formés, dit un dicton chinois. La chenille retenue dans son cocon peut seule s’en libérer, si elle veut se faire papillon. Quant à nous, la plupart du temps, nous restons prisonniers de notre cocon.
Goethe écrivit en 1774 Les Souffrances du jeune Werther. Il y décrivit une déception amoureuse et le choc qu’en éprouva son ami. La thématique du suicide qui est abordée dans ce roman fut pour le Sage de Weimar l’occasion de se libérer des tendances suicidaires qu’il avait lui-même. La tragédie de Werther en entraina une autre, celle de plusieurs jeunes gens qui, après avoir lu le roman, se donnèrent la mort, ce qui revient à dire qu’ils conçurent un cocon dans lequel ils s’emmurèrent si durement que le suicide leur parut la seule issue. En vérité, pour sortir du cocon, il nous faut canaliser, maîtriser nos désirs et nos attachements, mais également et surtout comprendre comment fonctionnent notre conscience mentale et notre ego. Alors nous progresserons dans notre vie de tous les jours.
Notre association a publié une vidéo des Huit frères, c’est-à-dire les huit consciences. Elle a par ailleurs publié des livres qui expliquent comment fonctionnent ces huit consciences. Je vous en recommande vivement la lecture. Amitofo, en espérant que vous acquerrez au plus vite la sagesse du Bouddha.
[1] Nom d’emprunt.